Les visiteurs des provinces thaïlandaises ne peuvent manquer d’être frappés par les innombrables affiches publicitaires criardes installées par les temples bouddhiques thaïlandais le long des routes. Tel temple de la province du district de U-Thong, dans la province de Suphanburi, vante son projet de sculpter une statue de Bouddha de plusieurs dizaines de mètres de haut dans une falaise et fait appel aux donations pour financer l’entreprise. Tel autre
temple annonce le lancement d’une nouvelle série d’amulettes qui sera bénie par un célèbre luang pho (bonze respecté pour ses pouvoirs magiques) ou encore telle pagode proche de Bangkok organise une grande fête avec groupes musicaux et spectacles pour lancer un projet de construction de nouveaux bâtiments.
Ces affiches présentent les mêmes caractères que celles créées par des firmes commerciales en concurrence pour vendre un même type de produit. Même si le « produit » est ici une certaine forme de bouddhisme mêlé d’animisme et si l’attraction pour le « produit » repose sur la croyance dans les vertus miraculeuses de tel moine ou dans les pouvoirs magiques de tel accessoire religieux, les règles suivies offrent des similarités frappantes avec celles du marché où producteurs et consommateurs interagissent.
Vendre des amulettes pour « pérenniser le bouddhisme »
Le phénomène n’a pas toujours existé en Thaïlande, même si les relations privilégiées entre moines réputés et laïcs fortunés sont aussi vieilles que le bouddhisme. C’est à partir des années 1950 que la vogue des amulettes sacrées aux pouvoirs magiques a pris de l’ampleur. Le point de départ semble avoir été les récits des soldats thaïlandais, mobilisés dans le cadre de divers conflits : revenus des combats, ils racontaient comment telle ou telle amulette donnée par un moine réputé leur avait sauvé la vie ou permis d’échapper au danger. Ces récits furent repris par la presse généraliste, puis, à partir de la fin des années 1960, par une série de magazines spécialisés dans les luang pho et leurs amulettes. La demande pour ces amulettes explosa. Sentant les profits énormes qui pouvaient être faits, la vingtaine de magazines spécialisés existants devinrent pour l’essentiel des moyens de promotion des séries d’amulettes produites, d’abord artisanalement puis en grande série, par les divers temples (1).
La « vente » d’amulettes, parfois pour des prix considérables, devint une des façons pour certains supérieurs de temples d’accumuler de l’argent, créant un cercle vicieux : l’argent accumulé par ces ventes permettait à tel moine réputé pour ses pouvoirs magiques d’entreprendre la construction de bâtiments religieux – officiellement, dans le but de « pérenniser le bouddhisme » –, mais, plus ce moine devenait célèbre, plus il devait construire de bâtiments pour soutenir sa réputation et donc plus il devait accumuler de l’argent.
Après cette impulsion initiale, de nombreuses pratiques commerciales ont été adoptées par les temples à grand renfort de marketing, avec souvent la même méthode de base : lancer un projet pour attirer les donations et accumuler l’argent. Le temple Dhammakaya, au nord de Bangkok, représente la version la plus extrême et la plus sophistiquée de cette commercialisation du bouddhisme.
Une législation complaisante
Les lois thaïlandaises, qui interdisent strictement aux moines de s’engager de quelque manière que ce soit en politique, n’empêchent pas les moines, contrairement à ce qui se passe en Birmanie, d’accumuler de l’argent et de s’adonner à des pratiques commerciales. Cela est pourtant contraire au vinaya, ou discipline monastique, qui interdit aux moines de recevoir, directement ou indirectement, de l’argent, de se livrer au commerce, d’effectuer vente ou achat et d’exercer une profession où il peut gagner de l’argent. Une loi de 1935 stipule que l’argent et les biens accumulés par un moine deviennent propriété de son temple à sa mort, sauf s’il rédige un testament pour léguer ses biens à des membres de sa famille ou à des disciples. Cette exception importante – et dont on comprend mal la justification – a été souvent utilisée par des moines réputés, les luang pho, qui ont accumulé des biens considérables.
Après une succession de scandales financiers impliquant des bonzes – par exemple le moine Nen Kham possédait son propre jet privé et ne s’équipait qu’en accessoires de prix de grandes marques internationales –, une volonté de réformer les lois régissant les comptes financiers des temples et le comportement des moines vis-à-vis des donations est apparue après le coup d’Etat de mai 2014. Fin 2014, l’ancien sénateur Paiboon Nititawan, président d’un comité de réforme du bouddhisme au sein du Conseil national de réforme nommé par la junte, a rédigé un rapport, puis proposé plusieurs projets de loi sur la question.
Parmi les principales mesures, figuraient entre autres la suppression de la règle permettant aux moines de rédiger un testament pour transférer à des personnes privées les biens reçus en donation de leur vivant. Un autre projet visait à transformer les temples en fondations supervisées par des comités de gestion et non plus contrôlés seulement par le supérieur du temple. Parallèlement, la junte elle-même a rédigé un projet de loi visant à criminaliser la conduite déviante de certains, notamment concernant le commerce d’amulettes et de symboles bouddhiques (2). Les projets de lois de Nititawan ont provoqué une opposition farouche d’une partie de la communauté monastique et la junte a dû, sous la pression, dissoudre le comité de réforme du bouddhisme. Quant au projet de loi du gouvernement militaire, il a été bloqué par le Conseil d’Etat.
Paiboon Nititawan n’a cependant pas abandonné la partie et a demandé, au début d’avril 2017, de pouvoir recevoir du Conseil suprême du Sangha, l’organe qui supervise la communauté monastique en Thaïlande, l’ensemble des rapports financiers de tous les temples du royaume sur les trois dernières années afin de « mener une étude pour encourager la transparence et la responsabilité ». Il n’y a à l’heure actuelle pas d’audit systématique des finances des quelque 30 000 temples de Thaïlande, dont certains sont richissimes, ni par le Conseil suprême du Sangha ni par le gouvernement. Il n’y a toutefois guère de doutes que la dernière initiative de Paiboon Nititawan va de nouveau provoquer la colère d’un certain nombre de moines. (eda/ad)
(Source: Eglises d'Asie, le 25 avril 2017)
Ces affiches présentent les mêmes caractères que celles créées par des firmes commerciales en concurrence pour vendre un même type de produit. Même si le « produit » est ici une certaine forme de bouddhisme mêlé d’animisme et si l’attraction pour le « produit » repose sur la croyance dans les vertus miraculeuses de tel moine ou dans les pouvoirs magiques de tel accessoire religieux, les règles suivies offrent des similarités frappantes avec celles du marché où producteurs et consommateurs interagissent.
Vendre des amulettes pour « pérenniser le bouddhisme »
Le phénomène n’a pas toujours existé en Thaïlande, même si les relations privilégiées entre moines réputés et laïcs fortunés sont aussi vieilles que le bouddhisme. C’est à partir des années 1950 que la vogue des amulettes sacrées aux pouvoirs magiques a pris de l’ampleur. Le point de départ semble avoir été les récits des soldats thaïlandais, mobilisés dans le cadre de divers conflits : revenus des combats, ils racontaient comment telle ou telle amulette donnée par un moine réputé leur avait sauvé la vie ou permis d’échapper au danger. Ces récits furent repris par la presse généraliste, puis, à partir de la fin des années 1960, par une série de magazines spécialisés dans les luang pho et leurs amulettes. La demande pour ces amulettes explosa. Sentant les profits énormes qui pouvaient être faits, la vingtaine de magazines spécialisés existants devinrent pour l’essentiel des moyens de promotion des séries d’amulettes produites, d’abord artisanalement puis en grande série, par les divers temples (1).
La « vente » d’amulettes, parfois pour des prix considérables, devint une des façons pour certains supérieurs de temples d’accumuler de l’argent, créant un cercle vicieux : l’argent accumulé par ces ventes permettait à tel moine réputé pour ses pouvoirs magiques d’entreprendre la construction de bâtiments religieux – officiellement, dans le but de « pérenniser le bouddhisme » –, mais, plus ce moine devenait célèbre, plus il devait construire de bâtiments pour soutenir sa réputation et donc plus il devait accumuler de l’argent.
Après cette impulsion initiale, de nombreuses pratiques commerciales ont été adoptées par les temples à grand renfort de marketing, avec souvent la même méthode de base : lancer un projet pour attirer les donations et accumuler l’argent. Le temple Dhammakaya, au nord de Bangkok, représente la version la plus extrême et la plus sophistiquée de cette commercialisation du bouddhisme.
Une législation complaisante
Les lois thaïlandaises, qui interdisent strictement aux moines de s’engager de quelque manière que ce soit en politique, n’empêchent pas les moines, contrairement à ce qui se passe en Birmanie, d’accumuler de l’argent et de s’adonner à des pratiques commerciales. Cela est pourtant contraire au vinaya, ou discipline monastique, qui interdit aux moines de recevoir, directement ou indirectement, de l’argent, de se livrer au commerce, d’effectuer vente ou achat et d’exercer une profession où il peut gagner de l’argent. Une loi de 1935 stipule que l’argent et les biens accumulés par un moine deviennent propriété de son temple à sa mort, sauf s’il rédige un testament pour léguer ses biens à des membres de sa famille ou à des disciples. Cette exception importante – et dont on comprend mal la justification – a été souvent utilisée par des moines réputés, les luang pho, qui ont accumulé des biens considérables.
Après une succession de scandales financiers impliquant des bonzes – par exemple le moine Nen Kham possédait son propre jet privé et ne s’équipait qu’en accessoires de prix de grandes marques internationales –, une volonté de réformer les lois régissant les comptes financiers des temples et le comportement des moines vis-à-vis des donations est apparue après le coup d’Etat de mai 2014. Fin 2014, l’ancien sénateur Paiboon Nititawan, président d’un comité de réforme du bouddhisme au sein du Conseil national de réforme nommé par la junte, a rédigé un rapport, puis proposé plusieurs projets de loi sur la question.
La statue du Bouddha en voie d'achèvement. (DR) |
Paiboon Nititawan n’a cependant pas abandonné la partie et a demandé, au début d’avril 2017, de pouvoir recevoir du Conseil suprême du Sangha, l’organe qui supervise la communauté monastique en Thaïlande, l’ensemble des rapports financiers de tous les temples du royaume sur les trois dernières années afin de « mener une étude pour encourager la transparence et la responsabilité ». Il n’y a à l’heure actuelle pas d’audit systématique des finances des quelque 30 000 temples de Thaïlande, dont certains sont richissimes, ni par le Conseil suprême du Sangha ni par le gouvernement. Il n’y a toutefois guère de doutes que la dernière initiative de Paiboon Nititawan va de nouveau provoquer la colère d’un certain nombre de moines. (eda/ad)
(Source: Eglises d'Asie, le 25 avril 2017)