25/05/2015 - Il y un an, quasiment jour pour jour, l’armée thaïlandaise prenait le pouvoir, après des mois de manifestations contre le gouvernement élu de Yingluck Shinawatra. Cette dernière risque aujourd’hui dix ans de prison, dans une affaire de « négligence » dénoncée comme politique. Au-delà de cette actualité et dans un contexte marqué par des interrogations sur l’avenir de la monarchie, la place du bouddhisme dans la vie politique demeure un sujet d’interrogations. Pour aller plus loin dans une réflexion que les lecteurs d’Eglises d’Asie ont déjà eu le loisir d’explorer, nous vous proposons ci-dessous un entretien avec Vichak Panich.
Jeune intellectuel, chroniqueur pour le quotidien Matichon et formateur, Vichak Panich a étudié le bouddhisme aux Etats-Unis, dans le Colorado. Adepte du vajrayana, courant représenté principalement en Asie himalayenne (Tibet, Népal), il milite pour la séparation de l’institution bouddhique et de l’Etat. Cet entretien, réalisé par Eugénie Mérieau, est paru dans le n° 246 d’avril 2015 du magazine Gavroche, mensuel francophone consacré à la Thaïlande, au Laos et au Cambodge.
Quelle est la place de la religion bouddhique dans la société thaïlandaise, et quel est son statut par rapport à l’Etat ?
Vichak Panich : Si l’on s’essaie à l’anthropomorphisme, la monarchie est à la nation sa tête, le bouddhisme son cœur, et le pays son corps. Dès notre plus jeune âge, en tant que Thaïlandais, nous sommes endoctrinés à ce sujet, principalement à l’école. On nous apprend à ne jamais remettre en question les trois piliers de l’Etat : « Nation, Religion, Monarchie ». Si la devise ne précise pas de quelle religion il s’agit, nous savons tous qu’il s’agit du bouddhisme. Certes, officiellement, la liberté de religion est proclamée, mais c’est une grande hypocrisie. Le bouddhisme est la seule religion à laquelle la devise fait référence. Le roi, qui doit lui-même, selon la Constitution, être le premier des bouddhistes, en est le protecteur, le patron (uppatham). Les moines, quant à eux, sont au service de la monarchie, ils sont ce que l’on pourrait appeler des fonctionnaires royaux. Payés par le peuple via les offrandes, ils sont pétris de l’idéologie royale.
L’Etat thaïlandais n’est pas un Etat laïque. Le bouddhisme est protégé et financé par les ministères de la Culture et de l’Education. Mais l’Etat ne le contrôle pas pour autant. La Sangha [la communauté des moines], et ses modes d’avancement hiérarchique, sont hors de son contrôle. Si le patriarche suprême est théoriquement nommé par le roi sur proposition du Premier ministre, en réalité, c’est la Sangha qui décide d’élire son candidat. L’institution bouddhique représente un « Etat dans l’Etat » autonome qui ne rend de comptes à personne. En 1932, Pridi Panomyong a tenté de démocratiser cette institution, mais sans succès. Depuis les premières mesures visant à organiser et centraliser l’institution bouddhique par les rois Rama IV (1851-1868) et Rama V (1868-1910), cette dernière n’a subi aucune réforme notable.
La religiosité ne semble pas s’éroder en Thaïlande, et ce, toutes classes confondues. Les temples ne désemplissent pas et, depuis la fin des années 1990, des groupes bouddhistes soutenus par une fraction substantielle de la population revendiquent le droit de faire du bouddhisme la « religion d’Etat ». Comment expliquer cet engouement ?
Tout d’abord, le bouddhisme theravada, pratiqué en Thaïlande, est le plus individualiste des courants bouddhistes. Contrairement au bouddhisme mahayana, professé dans l’Asie de l’Est et au Vietnam, et au vajrayana, bouddhisme tibétain, le bouddhisme theravada se concentre sur la libération individuelle. Par conséquent, il n’a pas réellement de doctrines sociales. De même, il accorde peu de place aux sentiments du vivre-ensemble, tels que l’amour et la compassion. L’individu est le point de référence.
Ainsi, le bouddhisme theravada peut-il être facilement réutilisé dans le cadre de la société de consommation, notamment dans ses dimensions « bien-être individuel », « épanouissement personnel », etc., très en vogue à notre époque.
C’est pourquoi on assiste aujourd’hui à un phénomène de masse, celui de la ruée vers les centres de méditation et les temples pour se purifier ou pour se délivrer d’une souffrance telle que la perte du petit ami ou d’un emploi. Les Thaïlandais qui se rendent dans ces centres veulent une solution immédiate à leurs problèmes, et le bouddhisme theravada tel qu’il est – à tort – pratiqué en Thaïlande leur offre ce confort.
Les séjours monastiques semblent également être très prisés des hommes politiques et des célébrités. Quels sont leurs motifs ?
C’est en effet une pratique courante chez les célébrités, acteurs et chanteurs principalement. Ils viennent dans les temples se purifier de leurs mauvaises actions le temps que la société leur pardonne. C’est souvent le cas des célébrités éclaboussées par des scandales de type avortement, relations sexuelles hors mariage, etc. En ce qui concerne les hommes politiques, prenons le cas de Suthep Taugsuban. Suthep, en se faisant moine, fait d’une pierre deux coups : d’un côté il augmente sa popularité en devenant un khon di, une bonne personne, un bon bouddhiste, et de l’autre il est protégé des attaques violentes dont il serait probablement la cible autrement, étant donné son rôle dans les manifestations ayant mené au renversement de Yingluck Shinawatra. Il prépare ainsi, en toute intelligence, son grand retour politique.
Vous avez évoqué les « khon di », ces « bonnes personnes » sur lequel s’est bâti le discours du PDRC et des Chemises jaunes à des fins de diabolisation du processus électoral. [Selon ce discours, le processus électoral ne permet pas de sélectionner des khon di, par conséquent, il faut avoir recours à la nomination comme mécanisme de désignation des élites politiques.] Le khon di se définit-il par sa pratique du bouddhisme ?
On ne retrouve pas cette idée de khon di dans les enseignements du Bouddha ! Cette notion est utilisée par les élites à des fins politiques, pour légitimer le gouvernement de personnes non élues, qui, de leur qualité d’êtres moralement supérieurs, tireraient leur légitimé à gouverner. C’est le conflit de légitimités que l’on a vu se cristalliser entre, d’un côté, les partisans des principes politiques occidentaux, comme la nouvelle génération de professeurs de droit et de sciences politiques pro-élections, et, de l’autre, les partisans des principes de moralité bouddhique au détriment du processus électoral, comme les membres actuels du comité de rédaction de la Constitution.
Dans l’histoire de la Thaïlande, les idées bouddhiques ont souvent été mobilisées pour réaliser des coups d’Etat. Il suffisait de dire que le leader en place n’était pas un bon bouddhiste pour justifier son renversement. Thaksin en est l’exemple le plus significatif. En ce qui me concerne, je répète à l’envi que la vertu bouddhique ne doit pas faire partie des qualifications requises pour gouverner ! Lorsque cette idée sera comprise par tous, ce sera un premier pas vers la sécularisation de l’Etat.
Les coups d’Etat sont également justifiés a posteriori par la règle du karma, avec la logique suivante : si un coup d’Etat aboutit, c’est que celui qui l’a orchestré possédait suffisamment de karma pour détrôner le détenteur du pouvoir, moins bien pourvu en mérites (bun). Cette logique est-elle toujours prévalente aujourd’hui ?
Le karma est une notion incomprise en Thaïlande. Les Thaïlandais tendent à avoir une vision statique du karma alors qu’en réalité c’est une notion très dynamique. Le problème avec cette idée de khon di est qu’elle laisse à penser que la qualité morale est un statut, c’est-à-dire quelque chose d’inné et de permanent. Alors qu’en réalité, le karma est un processus.
Il est vrai que le bouddhisme theravada adopte peut-être une vision un peu plus rigide du karma que les deux autres mouvements du mahayana et du vajrayana, mais, dans tous les cas, les enseignements du Bouddha sont clairs : les individus, après avoir accepté leur karma, et donc leur rang dans la société, doivent s’en libérer. En ce qui concerne les coups d’Etat, il est vrai que la loi du karma induit une compétition karmique entre personnes les mieux dotées, ce qui se traduit par des renversements politiques. C’est dommage que cette notion de karma soit si individualiste. En effet, il conviendrait de s’arrêter un instant sur la notion de « karma social », c’est-à-dire le stock de mérites et de démérites accumulés par une société. La Thaïlande a un mauvais karma social, produit de nombreux épisodes de violence, jamais résolus, accumulés au fil des ans. Tous les Thaïlandais se partagent ce fardeau du mauvais karma social. C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui dans un « cercle vicieux » d’instabilité politique et de coups d’Etat. Les Thaïlandais doivent prendre conscience de l’existence de ce karma social pour pouvoir s’en libérer.
En ce qui concerne ces épisodes de violence, il ne semble pas que la Sangha se soit jamais positionnée pour les condamner. En Thaïlande, les moines bouddhistes n’apparaissent pas comme des acteurs de changement social, ni même comme des ambassadeurs de la non-violence. Pourquoi les moines siamois refusent-ils d’endosser un rôle politique et/ou social, contrairement aux moines du Sri Lanka, du Laos ou de Birmanie ?
Premièrement, l’idée fondamentale du bouddhisme est celle de la renonciation aux affaires matérielles, et donc, on peut le supposer, à la politique. Ensuite, comme je l’ai dit précédemment, le bouddhisme theravada est le plus individualiste des courants bouddhistes. Il se préoccupe peu d’injustices sociales, d’égalité des sexes ou de disparités économiques. Néanmoins, vous avez raison : au Sri Lanka, en Birmanie, pays qui pratiquent également le bouddhisme theravada, les moines se sont mobilisés pour la démocratie. La raison pour laquelle une telle mobilisation n’a jamais existé en Thaïlande tient aux liens particuliers qui unissent la Sangha à la monarchie. Les moines sont très royalistes, et ce, de manière structurelle. La Thaïlande a adopté un modèle politique de royauté bouddhique : royauté et bouddhisme sont indissociables l’un de l’autre. Les moines sont, au même titre que les membres de la royauté, considérés comme hors du système politique auquel ils ne prennent pas partie. Ainsi, moines et membres de la famille royale ne peuvent voter ou se présenter à des élections. Comme les membres de la royauté, ils sont vénérés et une langue spécifique doit être utilisée pour s’adresser à eux. Par conséquent, ils ne se sentent pas « représentants » du peuple, mais plutôt « au-dessus du peuple ». Ils sont ceux qui enseignent le dharma.
La notion de dharma est omniprésente en Thaïlande. La plupart des mots siamois relatifs à l’administration sont formés à partir de ce radical en pali. Que signifie cette notion ?
Cette notion de dharma (tham) signifie la vérité, la réalité (la loi, la doctrine). Hélas, elle est utilisée à tort et à travers. Elle est, comme la notion de karma, détournée à des fins politiques, encore une fois pour justifier le gouvernement des khon di sur les gouvernements élus.(eda/ra)
(Source: Eglises d'Asie, le 25 mai 2015)
Jeune intellectuel, chroniqueur pour le quotidien Matichon et formateur, Vichak Panich a étudié le bouddhisme aux Etats-Unis, dans le Colorado. Adepte du vajrayana, courant représenté principalement en Asie himalayenne (Tibet, Népal), il milite pour la séparation de l’institution bouddhique et de l’Etat. Cet entretien, réalisé par Eugénie Mérieau, est paru dans le n° 246 d’avril 2015 du magazine Gavroche, mensuel francophone consacré à la Thaïlande, au Laos et au Cambodge.
Quelle est la place de la religion bouddhique dans la société thaïlandaise, et quel est son statut par rapport à l’Etat ?
Vichak Panich : Si l’on s’essaie à l’anthropomorphisme, la monarchie est à la nation sa tête, le bouddhisme son cœur, et le pays son corps. Dès notre plus jeune âge, en tant que Thaïlandais, nous sommes endoctrinés à ce sujet, principalement à l’école. On nous apprend à ne jamais remettre en question les trois piliers de l’Etat : « Nation, Religion, Monarchie ». Si la devise ne précise pas de quelle religion il s’agit, nous savons tous qu’il s’agit du bouddhisme. Certes, officiellement, la liberté de religion est proclamée, mais c’est une grande hypocrisie. Le bouddhisme est la seule religion à laquelle la devise fait référence. Le roi, qui doit lui-même, selon la Constitution, être le premier des bouddhistes, en est le protecteur, le patron (uppatham). Les moines, quant à eux, sont au service de la monarchie, ils sont ce que l’on pourrait appeler des fonctionnaires royaux. Payés par le peuple via les offrandes, ils sont pétris de l’idéologie royale.
L’Etat thaïlandais n’est pas un Etat laïque. Le bouddhisme est protégé et financé par les ministères de la Culture et de l’Education. Mais l’Etat ne le contrôle pas pour autant. La Sangha [la communauté des moines], et ses modes d’avancement hiérarchique, sont hors de son contrôle. Si le patriarche suprême est théoriquement nommé par le roi sur proposition du Premier ministre, en réalité, c’est la Sangha qui décide d’élire son candidat. L’institution bouddhique représente un « Etat dans l’Etat » autonome qui ne rend de comptes à personne. En 1932, Pridi Panomyong a tenté de démocratiser cette institution, mais sans succès. Depuis les premières mesures visant à organiser et centraliser l’institution bouddhique par les rois Rama IV (1851-1868) et Rama V (1868-1910), cette dernière n’a subi aucune réforme notable.
La religiosité ne semble pas s’éroder en Thaïlande, et ce, toutes classes confondues. Les temples ne désemplissent pas et, depuis la fin des années 1990, des groupes bouddhistes soutenus par une fraction substantielle de la population revendiquent le droit de faire du bouddhisme la « religion d’Etat ». Comment expliquer cet engouement ?
Tout d’abord, le bouddhisme theravada, pratiqué en Thaïlande, est le plus individualiste des courants bouddhistes. Contrairement au bouddhisme mahayana, professé dans l’Asie de l’Est et au Vietnam, et au vajrayana, bouddhisme tibétain, le bouddhisme theravada se concentre sur la libération individuelle. Par conséquent, il n’a pas réellement de doctrines sociales. De même, il accorde peu de place aux sentiments du vivre-ensemble, tels que l’amour et la compassion. L’individu est le point de référence.
Ainsi, le bouddhisme theravada peut-il être facilement réutilisé dans le cadre de la société de consommation, notamment dans ses dimensions « bien-être individuel », « épanouissement personnel », etc., très en vogue à notre époque.
C’est pourquoi on assiste aujourd’hui à un phénomène de masse, celui de la ruée vers les centres de méditation et les temples pour se purifier ou pour se délivrer d’une souffrance telle que la perte du petit ami ou d’un emploi. Les Thaïlandais qui se rendent dans ces centres veulent une solution immédiate à leurs problèmes, et le bouddhisme theravada tel qu’il est – à tort – pratiqué en Thaïlande leur offre ce confort.
Les séjours monastiques semblent également être très prisés des hommes politiques et des célébrités. Quels sont leurs motifs ?
C’est en effet une pratique courante chez les célébrités, acteurs et chanteurs principalement. Ils viennent dans les temples se purifier de leurs mauvaises actions le temps que la société leur pardonne. C’est souvent le cas des célébrités éclaboussées par des scandales de type avortement, relations sexuelles hors mariage, etc. En ce qui concerne les hommes politiques, prenons le cas de Suthep Taugsuban. Suthep, en se faisant moine, fait d’une pierre deux coups : d’un côté il augmente sa popularité en devenant un khon di, une bonne personne, un bon bouddhiste, et de l’autre il est protégé des attaques violentes dont il serait probablement la cible autrement, étant donné son rôle dans les manifestations ayant mené au renversement de Yingluck Shinawatra. Il prépare ainsi, en toute intelligence, son grand retour politique.
Vous avez évoqué les « khon di », ces « bonnes personnes » sur lequel s’est bâti le discours du PDRC et des Chemises jaunes à des fins de diabolisation du processus électoral. [Selon ce discours, le processus électoral ne permet pas de sélectionner des khon di, par conséquent, il faut avoir recours à la nomination comme mécanisme de désignation des élites politiques.] Le khon di se définit-il par sa pratique du bouddhisme ?
On ne retrouve pas cette idée de khon di dans les enseignements du Bouddha ! Cette notion est utilisée par les élites à des fins politiques, pour légitimer le gouvernement de personnes non élues, qui, de leur qualité d’êtres moralement supérieurs, tireraient leur légitimé à gouverner. C’est le conflit de légitimités que l’on a vu se cristalliser entre, d’un côté, les partisans des principes politiques occidentaux, comme la nouvelle génération de professeurs de droit et de sciences politiques pro-élections, et, de l’autre, les partisans des principes de moralité bouddhique au détriment du processus électoral, comme les membres actuels du comité de rédaction de la Constitution.
Dans l’histoire de la Thaïlande, les idées bouddhiques ont souvent été mobilisées pour réaliser des coups d’Etat. Il suffisait de dire que le leader en place n’était pas un bon bouddhiste pour justifier son renversement. Thaksin en est l’exemple le plus significatif. En ce qui me concerne, je répète à l’envi que la vertu bouddhique ne doit pas faire partie des qualifications requises pour gouverner ! Lorsque cette idée sera comprise par tous, ce sera un premier pas vers la sécularisation de l’Etat.
Les coups d’Etat sont également justifiés a posteriori par la règle du karma, avec la logique suivante : si un coup d’Etat aboutit, c’est que celui qui l’a orchestré possédait suffisamment de karma pour détrôner le détenteur du pouvoir, moins bien pourvu en mérites (bun). Cette logique est-elle toujours prévalente aujourd’hui ?
Le karma est une notion incomprise en Thaïlande. Les Thaïlandais tendent à avoir une vision statique du karma alors qu’en réalité c’est une notion très dynamique. Le problème avec cette idée de khon di est qu’elle laisse à penser que la qualité morale est un statut, c’est-à-dire quelque chose d’inné et de permanent. Alors qu’en réalité, le karma est un processus.
Il est vrai que le bouddhisme theravada adopte peut-être une vision un peu plus rigide du karma que les deux autres mouvements du mahayana et du vajrayana, mais, dans tous les cas, les enseignements du Bouddha sont clairs : les individus, après avoir accepté leur karma, et donc leur rang dans la société, doivent s’en libérer. En ce qui concerne les coups d’Etat, il est vrai que la loi du karma induit une compétition karmique entre personnes les mieux dotées, ce qui se traduit par des renversements politiques. C’est dommage que cette notion de karma soit si individualiste. En effet, il conviendrait de s’arrêter un instant sur la notion de « karma social », c’est-à-dire le stock de mérites et de démérites accumulés par une société. La Thaïlande a un mauvais karma social, produit de nombreux épisodes de violence, jamais résolus, accumulés au fil des ans. Tous les Thaïlandais se partagent ce fardeau du mauvais karma social. C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui dans un « cercle vicieux » d’instabilité politique et de coups d’Etat. Les Thaïlandais doivent prendre conscience de l’existence de ce karma social pour pouvoir s’en libérer.
En ce qui concerne ces épisodes de violence, il ne semble pas que la Sangha se soit jamais positionnée pour les condamner. En Thaïlande, les moines bouddhistes n’apparaissent pas comme des acteurs de changement social, ni même comme des ambassadeurs de la non-violence. Pourquoi les moines siamois refusent-ils d’endosser un rôle politique et/ou social, contrairement aux moines du Sri Lanka, du Laos ou de Birmanie ?
Premièrement, l’idée fondamentale du bouddhisme est celle de la renonciation aux affaires matérielles, et donc, on peut le supposer, à la politique. Ensuite, comme je l’ai dit précédemment, le bouddhisme theravada est le plus individualiste des courants bouddhistes. Il se préoccupe peu d’injustices sociales, d’égalité des sexes ou de disparités économiques. Néanmoins, vous avez raison : au Sri Lanka, en Birmanie, pays qui pratiquent également le bouddhisme theravada, les moines se sont mobilisés pour la démocratie. La raison pour laquelle une telle mobilisation n’a jamais existé en Thaïlande tient aux liens particuliers qui unissent la Sangha à la monarchie. Les moines sont très royalistes, et ce, de manière structurelle. La Thaïlande a adopté un modèle politique de royauté bouddhique : royauté et bouddhisme sont indissociables l’un de l’autre. Les moines sont, au même titre que les membres de la royauté, considérés comme hors du système politique auquel ils ne prennent pas partie. Ainsi, moines et membres de la famille royale ne peuvent voter ou se présenter à des élections. Comme les membres de la royauté, ils sont vénérés et une langue spécifique doit être utilisée pour s’adresser à eux. Par conséquent, ils ne se sentent pas « représentants » du peuple, mais plutôt « au-dessus du peuple ». Ils sont ceux qui enseignent le dharma.
La notion de dharma est omniprésente en Thaïlande. La plupart des mots siamois relatifs à l’administration sont formés à partir de ce radical en pali. Que signifie cette notion ?
Cette notion de dharma (tham) signifie la vérité, la réalité (la loi, la doctrine). Hélas, elle est utilisée à tort et à travers. Elle est, comme la notion de karma, détournée à des fins politiques, encore une fois pour justifier le gouvernement des khon di sur les gouvernements élus.(eda/ra)
(Source: Eglises d'Asie, le 25 mai 2015)