Le P. Camille Rio, 33 ans, est membre de la Société des Missions Etrangères de Paris. Ordonné prêtre en juin 2013, il a été envoyé en Thaïlande où, après un temps d’apprentissage de la langue thaïe, il est depuis décembre 2015 en poste dans un village karen des montagnes situées dans la province de Tak (nord-ouest du pays). Durant le temps d’apprentissage de la langue thaïe, à Bangkok, il s’est aussi immergé dans la culture locale, au sein d’un pays très majoritairement bouddhiste. Ayant travaillé à la restauration du Wat Niwet, il en a tiré les réflexions que nous publions ici, réflexions qui ont trait autant à la singularité de l’architecture des édifices religieux qu’au sens de la mission et de l’annonce de l’Evangile dans une terre façonnée par le bouddhisme.
Le texte du P. Rio est initialement paru dans la Revue MEP (n° 511) du mois de décembre 2015.
Jean-Paul II, dans sa lettre encyclique Slavorum apostoli, qualifiait ainsi le concept d’inculturation : « Incarnation de l’Evangile dans les cultures autochtones, et en même temps introduction de ces cultures dans la vie de l’Eglise ». Pour le missionnaire, il s’agit non seulement de faire en sorte que la foi puisse s’exprimer dans les langues et cultures des peuples convertis, mais encore qu’elle féconde ces cultures. Aussi l’inculturation est-elle aussi vieille que les missions : le missionnaire qui pose le pied sur une terre nouvelle s’emploiera à en connaître la langue, la culture, les coutumes et les rites, pour exprimer la foi dans les mots, les images et les usages des peuples rencontres.
A la vue des églises visitées en Orient, on peut pourtant s’interroger sur la fidélité du missionnaire aux directives de 1659 du pape Alexandre VII aux premiers vicaires apostoliques : « Ne faites aucune tentative, ni ne cherchez aucunement à persuader ces peuples de changer leurs coutumes, leur façon de vivre, leurs usages, quand ils ne sont pas manifestement contraires à la religion et à la morale. Il n’y a rien de plus absurde que de vouloir apporter en Chine la France, ou l’Espagne, ou l’Italie, ou quelque autre partie de l’Europe. N’apportez rien de tout cela, mais la foi. » Si le travail de la langue force l’admiration (traductions, dictionnaires, etc.), on s’étonne du peu d’efforts déployés envers la culture, l’architecture et les arts : chapelles néo-gothiques, cathédrales néo-romanes, au mobilier liturgique importé directement de France via nos procures de Hongkong, Singapour ou Saigon, de l’harmonium au confessionnal, les vases liturgiques et jusqu’aux chemins de croix (stations en plâtre, en provenance de Saint-Sulpice), missels, cantiques, etc., tout dans nos églises est « comme a la maison », semblable à nos « églises de mission » de Pontoise ou de Landerneau ! Le dix-neuvième siècle, surtout, est le plus consternant, la prodigieuse expansion des missions coïncidant alors avec la plus navrante époque de l’art religieux. Les églises aux toits relevés « en pagode » ou les vierges de Lourdes aux yeux bridés ne font pas exception : il s’agit la moins d’un authentique art autochtone que d’un exotisme en vogue à la fin du XIXème et au début du XIème siècle. C’est le temps des expositions universelles, des salons d’art des missions. On bâtit un pavillon indochinois et une réplique d’Angkor-Wat dans le bois de Vincennes ! Et la France entière de chanter « Ma tonkiki, ma Tonkinoise ».
Un emprunt architectural sans volonté aucune de conversion au christianisme
Vision colonialiste gentiment paternaliste, chant de triomphe d’une civilisation éducatrice des peuples… On en revient brusquement lorsque l’on découvre que le « barbare », de son côté, agissait exactement de même ! Ainsi, à quelque temps de nos expositions coloniales, le roi du Siam Chulalongkorn s’offre-t-il le luxe d’un petit pavillon occidental privé, dans les jardins de son palais d’été du Ban-Pa-In, au sud de Ayutthaya. Alors que l’Europe s’enthousiasme pour l’Asie, la Thaïlande connaît une vogue similaire : on adopte l’habit occidental, et les princes font appel à des architectes italiens pour bâtir leurs palais. C’est un certain Joachim Grassi (1) qui est choisi en 1878 par le roi, qui lui adresse les recommandations suivantes : « Je voudrais bâtir un humble temple pour acquérir des mérites à proximité de mon palais quand j’y viens séjourner. J’ai fait élever les terres pour dominer les hautes eaux, et désire que l’on bâtisse ce temple selon les canons de l’Occident. Je veux un bâtiment exceptionnel qui témoigne auprès de mon peuple des constructions singulières qui existent dans vos pays. » C’est le style néo-gothique, sensé représenter le plus parfaitement cette singularité, qui est retenu pour le bâtiment central du monastère : la salle des ordinations. Le prince prend bien soin cependant de préciser : « Je n’ai pas la moindre intention de suivre toute autre religion que le bouddhisme de mes pères. »
Le résultat est des plus surprenant : sur une petite île de quelques kilomètres carrés, c’est un étrange complexe mêlant petits pavillons coloniaux, au faux air de village italien, chedi (stupa) bouddhistes dans leur écrins gothiques, et donc, l’étonnant temple-église. Celui-ci est bâti rigoureusement sur le modèle d’une église catholique : façade à compartiments, contreforts, pinacles, large nef, tour clocher. L’intérieur, très décoré (motifs végétaux en stuc, plafond à caissons), poursuit l’illusion, avec ses vitraux, sa chaire et jusqu’au maitre-autel tridentin, couronné non par la croix, mais par un imposant Bouddha d’or que coiffe, en guise de baldaquin, le parasol à neuf étages. L’ameublement est à l’avenant : bougeoirs de bronze, lustres de cristal, et tout un bric-à-brac de marché aux puces qui n’a d’autre raison d’être que son origine occidentale (deux chevaliers en armure montent ainsi la garde à l’entrée du cœur, et deux pendules rococo viennent meubler les bas-côtés). Au sommet du clocher, sous d’imposantes cloches d’importation, une horloge monumentale, de fabrication italienne, anime trois cadrans et sonne les heures et les quarts. Dans la chaire, le bonze de permanence accueille les pèlerins et recueille les offrandes. Deux fois par jours, c’est toute la communauté qui s’y réunit pour les offices.
Des sanctuaires comme suspendus dans l’air
On peut s’étonner de la facilité avec laquelle moines et fidèles s’approprient un espace qui diffère en tout d’avec les temples traditionnels. Si la « géographie sacrée » du sanctuaire catholique n’est en aucune façon un obstacle à la dévotion, c’est que, dans le temple bouddhiste, l’espace n’est pas ritualisé, et qu’il n y a pas de « réelle présence » : dans le bouddhisme, c’est l’image (et, d’une certaine façon – et souvent elles se confondent – la relique) qui fait le sacré. De sorte que le « sacré » n’est pas dépendant du lieu, mais de l’image qui l’habite. Pourvu que l’on ait un toit (ou une toile) sur sa tête, et sur celle du Bouddha, c’est bien assez. La pagode, et c’est très évident en Thaïlande, c’est d’abord un toit, comme suspendu au ciel par les quatre coins, supprimant, pour ainsi dire, les murs. L’architecture gothique, au contraire, investit les murs, épais comme ceux d’une forteresse (héritage de son passé militaire), qui se dressent, à force d’adresse dans l’art d’élever les voutes, à des hauteurs prodigieuses.
Le Thaï, qui ne s’inquiète ni de circonscrire le sanctuaire (ni le dogme, du reste), ni d’attaque ennemie ni des rigueurs du climat, ouvre ses édifices aux quatre vents, faisant ainsi l’économie de coûteuses enceintes et fenêtres. C’est bien vrai qu’aux antipodes la gravitation suspend ses lois : les sanctuaires semblent ici suspendus dans l’air, sans autres attaches que ces fils invisibles qui relient les encorbellements au ciel. Les « racines du ciel » : ce qui vaut pour les banians vaut aussi pour les pagodes, quand nos églises sont un constant effort d’élévation, toujours contrariée d’une pesante gravitation. Ici, c’est plutôt le ciel qui étend son ombre, comme l’arbre de la Bodhi sur le Bouddha méditant. Rien de plus étranger donc à la piété bouddhique que ces solides vaisseaux de pierre que sont les églises catholiques. On comprend cependant pourquoi l’architecture gothique a retenu la préférence du roi : c’est que les mille flèches effilées qui couronnent le faîte de nos cathédrales parlent au cœur thaï, familier des chedi pointus, des toits aux arêtes acérées. Mais c’est ici encore un malentendu : si la pointe de la pagode est une sorte d’apostrophe, comme suspendue dans l’air, la flèche gothique, au contraire, est le suprême effort d’une architecture tellurique, le couronnement d’une pénible ascension. L’architecture gothique en Thaïlande, on le voit, est une incongruité sans autre justification historique, climatique ou religieuse que le goût pour l’exotisme de son commanditaire.
Aussi que l’on juge de la surprise du visiteur français qui, abordant ces rivages, se retrouve dans une situation similaire à ce navigateur anglais, héros d’une nouvelle de Chesterton, qui, ayant fait le tour de la terre, se reconnaît, par un extraordinaire hasard, devant sa terre et sa masure, son village et son clocher. Qu’en conclure ? Qu’à l’évidence la terre est ronde, et qu’au fond on ne s’éloigne de chez soi que pour mieux revenir sur ses pas ; que l’exotisme n’est en définitive qu’une façon de se trouver partout chez soi (les origines siamoises de notre église prouvant d’ailleurs que l’exote n’est pas toujours celui qu’on croit...) ; que le « dialogue » de nos cultures souffre enfin d’un persistant malentendu : ce que l’on aime chez l’autre n’est souvent que la projection fantasmée de nos propres canons esthétiques et moraux. Ainsi du goût des bouddhistes thaïs pour la cérémonie du mariage catholique, sans éprouver pour autant le moindre intérêt pour sa doctrine. Ainsi aussi sans doute, et c’est autrement plus grave, du caractère tellement « romain » des chrétientés asiatiques, qui se font souvent plus latines que les latins.
Capacité du bouddhisme à se fondre dans le décor
En visitant cet étrange temple-église, on est soudain traversé d’un soupçon : et si nos églises de Thaïlande n’étaient pas, elles aussi, que d’autres Wat Niwet ? Et si, au fond, nos missions ne devaient leur relatif succès qu’au goût prononcé des Asiatiques pour l’exotisme que véhiculent nos costumes et nos rites ? La réserve du roi à ses sympathies occidentales (« Je n’ai pas la moindre intention de suivre toute autre religion que le bouddhisme de mes pères. ») ne doit pas être prise à la légère. Car elle trahit en fait toute une métaphysique, cette capacité du bouddhisme, qui se joue des apparences, à se fondre dans n’importe quel décor (d’ailleurs on s’interroge : est-ce le décor qui informe la doctrine, ou la doctrine le décor, ou alors on ne saurait donner de « forme » à la doctrine ? – tant il est vrai que le bouddhisme est aussi insaisissable dans son culte que dans ses croyances). Tel n’est pas le cas du catholicisme, qui, Lex orandi, lex credendi, expose dans son culte (et, conséquemment ses églises et ses images) l’entièreté de sa foi. Aussi le dialogue est-il biaisé dès l’abord, sauf à se satisfaire de ce chassé-croisé des exotismes, qui n’est au fond qu’un mutuel jeu de dupes.
« Il n’y a rien de plus absurde que de vouloir apporter en Chine la France, ou l’Espagne, ou l’Italie, ou quelque autre partie de l’Europe... » Force est de constater que l’on a par le passé superbement ignoré ces instructions. Mais il serait par trop facile d’accuser le seul dix-neuvième siècle, puisque l’on bâti aujourd’hui des églises de style « néo-gothique-néo-colonial», autrement dit un gothique modernisé d’exportation, refrancisé puis de nouveau asiatisé. Ce qui contribue encore davantage à faire du « chemin de la foi » en Asie une inextricable corde à nœuds. On ne saurait nier, pour autant, la médiation occidentale (esthétique comprise !) dans l’annonce de la foi en Asie, car c’est bien le propre de l’incarnation (et par conséquent de l’inculturation) que de s’inscrire dans une histoire humaine, toujours mélangée d’intérêts séculiers, pour qu’advienne enfin, et souvent malgré elle, la naissance du Christ sauveur. Le fiat généreux de la Vierge jaillit du plus profond de son être, de sa foi, de sa culture et de son histoire (sauf à supposer qu’il ne s’agisse là aussi que d’un tragique malentendu). En ce sens, le missionnaire est véritablement un accoucheur, en plus d’être un « annonceur ». C’est qu’il n y a d’inculturation que réciproque : à l’annonce de l’Evangile répond sans réserve le génie d’une culture, et on reconnaît un peuple chrétien à la naissance en son sein d’un art tout à la fois authentiquement chrétien et authentiquement autochtone (art qui, sans renier ses origines étrangères, lui est pourtant spécifique : en témoignent l’art byzantino-slave ou le baroque mexicain). Si l’on s’émerveille de sa ferveur, on éprouve un persistant malaise au spectacle d’une Eglise thaïe qui ne connaît pour exprimer sa foi d’autre art qu’une très médiocre imitation d’un art étranger en tout au génie thaï (2). A l’évidence, l’annonce de l’Evangile, sans avoir tout à fait échoué ici, est loin encore d’avoir atteint son but. Reste encore à poursuivre l’immense effort d’évangélisation, commencé déjà avec la langue, pour qu’advienne enfin un art et une culture authentiquement thaïs et authentiquement chrétiens. Assister la naissance d’une culture chrétienne, existe-t-il défi plus exaltant pour un missionnaire ?
P. Camille Rio, MEP
N.B. : Je dois les informations sur le Wat Niwet à la science généreuse et à la gentillesse de M. Robert Bougrain-Dubourg, restaurateur du patrimoine royal, qui m’a permis de travailler pendant un mois dans ses ateliers à la restauration de l’horloge monumentale du temple. Qu’il en soit ici vivement remercié. (eda/ra)
(1) Remarquable ironie : c est au même architecte italien, Joachim Grassi, que l’on doit la reconstruction, en 1883, de l’église Saint-Joseph d’Ayutthaya, première église de la mission du Siam (et, par conséquent, de toutes nos missions d’Asie) et qui abrite les tombes de Pierre Lambert de la Motte (l’un des fondateurs de la société des Missions Etrangères de Paris) et de Louis Laneau (premier vicaire apostolique). Ainsi l’église-mère des Missions Etrangères en Asie a-t-elle immédiatement suivi le temple du Ban-Pa-In dans le carnet de commandes de notre architecte, manifestant, en ce « stupide dix-neuvième siècle », la parfaite interchangeabilité de ces édifices « néo-gothiques », « néo-romans », « néo-byzantins », « néo-Dieu-sait quoi-encore » (Saint-Joseph est du « néo-baroque-espagnol »), en églises, gares de chemins de fer, établissements de bains, bourses du commerce ou, donc, temple bouddhiste.
(2) Ce qui n’aide évidemment pas à percevoir le christianisme autrement que conne une religion d’importation : dans mon village, les chrétiens désignent les bouddhistes voisins comme « les Thaïs ». C’est assez dire qu’en adoptant une religion étrangère, ils se sont faits étrangers à leur propre culture. Cruel aveu d’échec pour le missionnaire !
(Source: Eglises d'Asie, le 24 octobre 2016