Thailande: Controverse autour du temple bouddhique Dhammakaya: un bras de fer religieux et politique
(22/06/2016 - par Arnaud Dubus)
Le temple controversé Dhammakaya, situé dans la province de Pathum Thani, à une vingtaine de kilomètres au nord de Bangkok, et son abbé Phra Dhammachayo sont depuis plusieurs semaines au cœur d’une intense controverse. Phra Dhammachayo, âgé de 72 ans et vénéré par les fidèles du temple comme un demi-dieu, est impliqué dans un scandale financier dans le cadre duquel le moine est accusé d’avoir reçu 30 millions d’euros d’un fonds de pension coopératif, qui s’est effondré après qu’il a été découvert que le directeur du fonds avait détourné des centaines de millions d’euros. Mais cette malversation financière n’est qu’un aspect d’un phénomène religieux, économique, politique et socio-culturel majeur: la montée en puissance d’un nouveau culte pseudo-bouddhique en Thaïlande.
Avant de revenir sur ce scandale qui met le pays – et la junte militaire au pouvoir depuis mai 2014 – en émoi, un retour sur l’histoire et les particularités du temple Dhammakaya est nécessaire.
Brève histoire du temple Dhammakaya
Aujourd’hui le temple Phra Dhammakaya est un complexe immense, qui s’étale sur 320 hectares au nord de Bangkok, doté de stupa futuristes et de sala (salle de prières pour les laïcs) vastes comme des stades de football. Mais les débuts de Phra Dhammakaya ont été, selon la communication officielle disséminée par le temple, modestes.
Selon l’histoire officielle du temple, celui-ci a été fondé en 1972 par un groupe de jeunes moines, parmi lesquels Phra Dhammachayo, qui se trouvaient sous l’égide d’une nonne illettrée mais charismatique, Mae Chi Chan, laquelle avait été durant longtemps une disciple du moine Phra Monkhol-thep-muni, connu généralement sous le nom Luang Po Soth. Luang Po Soth était abbé du temple Pak Naam Pasi Charoen, situé sur le bord d’un canal dans l’estuaire de Bangkok.
Au début du XXe siècle, Luang Po Soth avait redécouvert une ancienne technique de méditation, appelée la méditation Dhammakaya, laquelle sera ultérieurement utilisée de manière très efficace par le temple Dhammakaya pour attirer un grand nombre de fidèles. Mae Chi Chan avait une excellente maîtrise de cette technique de méditation, du moins selon la propagande officielle de Dhammakaya.
Fondé avec « 3 200 bahts (80 euros) sur 32 hectares donnés par une fidèle », le temple, dopé par des donations financières croissantes, acquit progressivement une importante quantité de terrains et est devenu aujourd’hui un vaste parc bouddhique avec son centre de relations publiques, ses services financiers et ses nombreux bâtiments religieux. Outre l’immense salle de prières, le temple possède aussi une école pour les novices (les enfants-bonzes).
Controverses et modernisme
Les controverses ont commencé à apparaître au début des années 1990 du fait des méthodes peu orthodoxes utilisées par le temple pour lever des donations. Wat Dhammakaya (wat signifie « temple » en thaï) utilise un système de marketing à plusieurs niveaux du type Amway – donner des « bonus » aux fidèles en fonction du nombre d’autres adeptes qu’ils peuvent amener au temple – et déploie une campagne agressive pour obtenir des donations, mettant en avant le fait que donner de l’argent au temple permet aux fidèles de gagner une place dans le paradis bouddhique – une thématique utilisée par presque tous les temples bouddhiques de Thaïlande, mais que Dhammakaya déploie à une échelle très supérieure.
Dans le même temps, toutefois, le temple Dhammakaya s’est distingué par sa faculté à s’adapter à la modernité. Les chiens abandonnés – une vision commune dans les temples des campagnes – n’étaient pas admis dans l’enceinte du temple. Lors de notre première visite au temple en 1993, nous avons constaté que des jeunes moines, tous titulaires au moins d’une licence, travaillaient quotidiennement à inscrire sur des CD-Rom les 56 volumes du Tipitaka – le livre sacré du bouddhisme Theravada – en collaboration avec la Pali Text Society, basée à Londres.
Scandales immobiliers, financiers et doctrinaux
En 1995, une première vague de scandales liés à des donations de terrains par des fidèles frappa le temple et fit la Une des journaux thaïlandais durant des mois. Mais c’est en 1999 que les choses s’envenimèrent véritablement, quand le Patriarche suprême (le leader de la hiérarchie bouddhique thaïlandaise), Somdet Phra Nyanasamvara, écrivit une lettre donnant instruction au Conseil suprême de la Sangha – composé d’une vingtaine de moines de haut rang et présidé par le Patriarche suprême – d’expulser de la communauté monastique Phra Dhammachayo. Le Patriarche suprême avançait deux raisons à cela. Il accusait d’abord l’abbé du temple Dhammakaya de « déformer les enseignements du Bouddha, ce qui créait des conflits au sein de la communauté monastique ». Deuxièmement, il accusait le moine de détenir en son nom personnel 240 hectares de terrain donné au temple par des fidèles et de refuser de transférer ces terrains au temple lui-même en tant qu’entité juridique – une infraction grave à la discipline bouddhique ou vinaya, car un moine n’est pas supposé détenir directement des biens autre que son habillement, son bol à aumônes et une ombrelle.
Les membres du Conseil suprême, fortement sous l’influence du temple Dhammakaya à cause des importantes contributions financières reçues de sa part, ne suivirent pas l’instruction du Patriarche suprême. Selon certains, cette attitude pourrait aussi avoir été causée par le mode de fonctionnement du Conseil, avec des réunions périodiques mais pas de cadre précis pour appliquer les décisions prises. Toutefois, peu après que le Patriarche suprême eut donné l’instruction d’expulsion par lettre, deux laïcs intentèrent un procès pénal contre Phra Dhammachayo concernant la possession des terrains. Les deux plaignants retirèrent toutefois leur recours au début des années 2000 et le procureur général décida d’annuler la procédure en 2006 – une décision que les ennemis du temple Dhammakaya attribuèrent aux pressions du Premier ministre de l’époque, Thaksin Shinawatra.
Nouvelle campagne anti-Dhammakaya après le coup de 2014
Après le coup d’Etat du 22 mai 2014 qui vit les militaires renverser le gouvernement élu de Yingluck Shinawatra, sœur cadette de Thaksin, et mettre en place une junte pour diriger le pays – le Conseil National pour la Paix et l’Ordre ou NCPO) –, les ennemis du temple Dhammakaya ravivèrent les accusations initialement lancées par le Patriarche suprême. Beaucoup de ces accusateurs étaient du côté des Chemises jaunes – les partisans de l’establishment conservateur appuyé par les militaires, la bureaucratie et le Palais royal. Leur leader était Paiboon Nititawan, un membre du Conseil National de Réforme, une assemblée entièrement nommé par la junte après le putsch et dont la mission était de définir les lignes directrices des réformes politiques. Paiboon était notamment le président du Comité sur la religion au sein du Conseil. Durant les manifestations à Bangkok entre novembre 2013 et le coup de mai 2014 du Comité pour une Réforme Démocratique et Populaire (PDRC, un avatar du mouvement des Chemises jaunes), Paiboon avait pris à plusieurs reprises la parole sur l’estrade du mouvement aux côtés de l’ex-parlementaire du Parti Démocrate Suthep Thaugsuban, le leader du PDRC.
Le second personnage derrière la résurrection de la campagne d’accusations contre le temple Dhammakaya est le « moine militant » Phra Buddha Isara, lui aussi un leader lors des manifestations du PDRC. Buddha Isara et Paiboon travaillent en étroite coopération. Buddha Isara s’investit dans la partie la plus visible de la campagne, allant voir dans son temple de Pak Naam Pasi Charoen, Somdet Chuang – le Patriarche suprême par intérim, fortement lié au temple Dhammakaya –, portant des lettres au bureau du procureur général, à la police et même au chef de la junte et Premier ministre, le général Prayuth Chan-ocha. Buddha Isara a multiplié les « marches » et les manifestations contre le temple Dhammakaya, souvent entouré d’une centaine d’accompagnateurs à la mine patibulaire. Comment ces manifestations peuvent-elles se dérouler malgré l’interdiction de rassemblement de plus de cinq personnes édictée par la junte reste un mystère.
Le temple Dhammakaya s’est avéré toutefois est un gros morceau à avaler. La junte semble mal à l’aise devant la montée des tensions, apparemment parce que la procédure juridique contre Phra Dhammachayo a été close une fois pour toutes par le procureur général, mais aussi (et surtout) car s’en prendre frontalement au temple Dhammakaya risquerait de provoquer un conflit d’envergure entre les partisans et les détracteurs du temple. En mars 2015, Prayuth a reculé et le Comité sur la religion présidé par Paiboon Nititawan a été dissous.
Mise en cause du Patriarche suprême par intérim
Phra Buddha Isara s’est montré toutefois tenace et a notamment demandé en 2015 au Département des Enquêtes Spéciales (Department of Special Investigation - DSI) – une agence de la police royale chargée des « cas sensibles » – de vérifier la légalité des biens de tous les membres du Conseil suprême du Sangha, et donc notamment ceux de Somdet Chuang, Patriarche suprême par intérim depuis le décès du titulaire du poste en décembre 2013 et nominé par le Conseil pour devenir le nouveau Patriarche suprême – Somdet Chuang a été le mentor de Phra Dhammachayo lorsque celui-ci est devenu bonze en 1969 et les deux moines sont restés très proches depuis. Le DSI a obtempéré et a commencé à examiner le statut fiscal d’une Mercedes Benz de collection donné par un fidèle à Somdet Chuang.
L’enquête a révélé que ce modèle vintage très coûteux n’avait pas été assemblé localement comme indiqué sur les papiers de propriété au nom de Somdet Chuang, mais importé totalement assemblé ce qui entraîne le paiement de taxes plus élevées. Durant des mois, la saga a occupé la Une des journaux et, en février 2016, Somdet Chuang a finalement donné la voiture aux autorités mettant un terme à toute possibilité de procès pour évasion fiscale contre lui. La réputation du moine avait toutefois été entachée, et la controverse était un bon prétexte pour bloquer sa nomination comme Patriarche suprême (nomination qui doit être faite, au final, par le roi Bhumibol Adulyadej, sur proposition du Premier ministre).
Mais la cible véritable de la campagne n’était pas Somdet Chuang lui-même, mais le temple Dhammakaya. L’opposition à la nomination de Somdet Chuang comme Patriarche suprême n’était pas essentiellement, du point de vue des troupes de Paiboon et de Buddha Isara, motivée par une possible fraude fiscale – bien que cela soit une sérieuse infraction à la discipline monastique –, mais parce l’arrivée de Somdet Chuang à la tête de la communauté monastique permettrait, selon eux, au temple Dhammakaya de « prendre le contrôle du Bouddhisme thaïlandais ».
D’après l’observation par Eglises d’Asie de cérémonies au temple Dhammakaya lors desquelles étaient présents de nombreux membres du Conseil suprême du Sangha, le degré d’influence du temple sur le Conseil est clair. Ces moines de haut rang sont traités royalement lors de ces cérémonies: ils sont amenés au temple dans des camionnettes de luxe, s’assoient sur une estrade dominant des milliers de moines et des dizaines de milliers de fidèles laïques, et reçoivent de nombreuses donations. Dans une société où le clientélisme et le système de patronage sont la base des relations, y compris dans les cercles monastiques, l’influence à travers le pays du temple Dhammakaya et de Phra Dhammachayo est prépondérante.
Haro sur Dhammachayo
Après la clôture de la controverse concernant la Mercedes du Patriarche suprême par intérim, les feux de la critique se sont concentrés sur Phra Dhammachayo. Phra Buddha Isara, Paiboon Nititawan, et dans leur foulée le Département des Enquêtes Spéciales, ont ravivé en avril 2016 les accusations de malversations financières dans le cadre d’un énorme scandale financier qui a vu une coopérative de fonds de pension, Klongchan Credit Union, s’effondrer en 2015 après que le directeur eut détourné des centaines de millions d’euros de la firme. Phra Dhammachayo et des fondations du temple Dhammakaya ont eux-mêmes touché environ 30 millions d’euros par chèques de cet argent détourné.
Entre avril et juin 2016, un chassé-croisé s’est déroulé entre les policiers du DSI, cherchant à arrêter Phra Dhammachayo, retranché dans le temple et, assure son entourage, atteint d’une thrombose qui le rend presque incapable de se déplacer, et les moines soutenus par les dizaines de milliers de fidèles du temple. Ce chassé-croisé a culminé le 16 juin, lorsque les policiers du DSI ont tenté de lancer une opération sur le temple pour arrêter son abbé, mais ont dû battre en retraite, bloqués par des rangées de barbelés et plusieurs milliers de fidèles méditant. Visiblement, le DSI avait reçu pour consigne de ne pas utiliser la violence, car une étincelle aurait pu déclencher un conflit de grande échelle, les fidèles de Dhammakaya se comptant aux alentours de deux à trois millions dans le pays, beaucoup étant prêts à « payer de leur personne » pour défendre le temple.
Fin juin, la saga se poursuivait, le DSI annonçant une nouvelle opération commando sur le temple à la mi-juillet. Il est notable que durant toute la durée de cette saga, le chef de la junte Prayuth Chan-ocha a déclaré ne pas vouloir interférer dans la controverse, et vouloir laisser « la justice suivre son cours ». Selon des sources bien informées, Prayuth, ne voulant pas apparaître publiquement comme opposé au temple Dhammakaya, a délégué la tâche de neutraliser le temple et son abbé au ministre de la Justice, le général Paiboon Koomchaya.
Un conflit essentiellement politique
Pourquoi les Thaïlandais s’inquiéteraient-ils de ce qu’un temple bien géré, moderne et dynamique croît en influence et adopte un rôle-leader au sein d’une communauté monastique fossilisée et déphasée du monde moderne ? Le premier élément de réponse est le lien entre le temple Dhammakaya et Thaksin Shinawatra. Il y a de nombreuses allégations dans les médias et dans les points de vue d’analystes sur le fait que le temple Dhammakaya est « le temple des Chemises rouges » – les Chemises rouges étant les partisans du clan politique Shinawatra et promoteurs d’un changement social pour établir une société plus égalitaire. L’intellectuel bouddhiste Sulak Sivaraksa affirme que durant les manifestations de 2009-2010, « les Chemises rouges battaient retraite dans le temple Dhammakaya pour se protéger » (1).
Phra Buddha Isara affirme avec force que le retrait en 2006 de la procédure légale contre Phra Dhammachayo (pour le cas des donations de terrains) a été fait à la demande et sur l’ordre de Thaksin (2). « Thaksin a demandé au procureur général d’arrêter la procédure au nom de la réconciliation », dit le moine. Un fait intéressant qui pourrait attester de la proximité entre le clan Shinawatra et le temple Dhammakaya est le fait que Phra Dhammachayo a reçu une position importante au sein de l’administration hiérarchique du Sangha et été promu comme « Phra Phromayantera » en décembre 2011 quand le pays était dirigé par le Premier ministre Yingluck Shinawatra, sœur de Thaksin. Autre élément: en février 2016, Weng Tojirakarn, un médecin qui est l’un des leaders des Chemises rouges, a défendu publiquement le temple Dhammakaya, disant que la décision du Conseil suprême du Sangha de nominer Somdet Chuang comme nouveau Patriarche suprême le 5 janvier devait être respectée.
En tous les cas, il est possible d’avancer l’idée selon laquelle le temple Dhammakaya a fait dans le domaine religieux ce que Thaksin a fait dans le domaine politique: adopter une approche dynamique pour moderniser un cadre dépassé et mettre en place un nouveau cadre plus adapté aux attentes des Thaïlandais du XXIe siècle. Et le temple Dhammakaya comme Thaksin se sont heurtés à la résistance des mêmes groupes défendant leurs intérêts acquis – avant tout, bureaucrates et militaires – parce que Thaksin comme Dhammakaya menaçaient un confortable statu quo.
Cette idée doit toutefois être relativisée, car le temple Dhammakaya semble se servir de n’importe quel outil utile pour atteindre son objectif de domination, que ces outils soient archaïques ou modernes. Ainsi, le temple Dhammakaya a habilement utilisé la structure fossilisée du Sangha pour son propre bénéfice et, dans le même temps, a utilisé des techniques modernes de marketing et des moyens de communication moderne – comme la chaîne câblée DMC TV qui diffuse des programmes visant différentes niches de spectateurs – afin d’attirer donations et fidèles. « Tout ce qui est utilisable, les gens du temple Dhammakaya s’en emparent pour promouvoir leur ego, qu’il s’agisse de la structure du Sangha ou des méthodes capitalistes modernes », indique l’expert du bouddhisme Vichak Panich (3).
En tous les cas, il est clair que les Chemises jaunes considèrent depuis 2014 que le sabotage de la nomination de Somdet Chuang équivaut à la défaite du temple Dhammakaya, et que cette défaite signifie le renversement définitif du clan politique Shinawatra. Comme le dit le moine Phra Paisal Visalo: « Il n’y a plus de questions morales en Thaïlande, mais seulement des questions politiques. Dans tous les domaines, y compris dans le domaine religieux, ce n’est plus la question de savoir si l’on sert la justice morale, mais plutôt la question de savoir à quel camp appartient cette personne-ci ou cette personne-là » (4).
Notes
Arnaud Dubus est journaliste, basé en Thaïlande depuis 1989. Il collabore notamment à Radio France Internationale, aux quotidiens Libération et Le Temps ainsi qu’à TV 5. Parlant couramment le thaï, il est devenu l’un des meilleurs spécialistes francophones de l’histoire, la culture et la religion majoritaire de son pays d’adoption. Chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont les deux derniers sont un guide, Thaïlande: Histoire, Société, Culture (éditions La Découverte) et un livre de voyage thématique intitulé Thaïlande (en collaboration avec le photographe Nicolas Cornet, éditions du Chêne). Il a rédigé de nombreux Dossiers pour Eglises d’Asie, dont « Bouddhisme et politique en Thaïlande ».
(1) Entretien avec Sulak Sivaraksa, avril 2015.
(2) Entretien avec Phra Buddha Isara, mars 2016.
(3) Entretien avec Vichak Panich, février 2016.
(4) Entretien avec Phra Paisal Visalo, avril 2016.
(Source: Eglises d'Asie, le 22 juin 2016)
(22/06/2016 - par Arnaud Dubus)
Avant de revenir sur ce scandale qui met le pays – et la junte militaire au pouvoir depuis mai 2014 – en émoi, un retour sur l’histoire et les particularités du temple Dhammakaya est nécessaire.
Brève histoire du temple Dhammakaya
Aujourd’hui le temple Phra Dhammakaya est un complexe immense, qui s’étale sur 320 hectares au nord de Bangkok, doté de stupa futuristes et de sala (salle de prières pour les laïcs) vastes comme des stades de football. Mais les débuts de Phra Dhammakaya ont été, selon la communication officielle disséminée par le temple, modestes.
Selon l’histoire officielle du temple, celui-ci a été fondé en 1972 par un groupe de jeunes moines, parmi lesquels Phra Dhammachayo, qui se trouvaient sous l’égide d’une nonne illettrée mais charismatique, Mae Chi Chan, laquelle avait été durant longtemps une disciple du moine Phra Monkhol-thep-muni, connu généralement sous le nom Luang Po Soth. Luang Po Soth était abbé du temple Pak Naam Pasi Charoen, situé sur le bord d’un canal dans l’estuaire de Bangkok.
Au début du XXe siècle, Luang Po Soth avait redécouvert une ancienne technique de méditation, appelée la méditation Dhammakaya, laquelle sera ultérieurement utilisée de manière très efficace par le temple Dhammakaya pour attirer un grand nombre de fidèles. Mae Chi Chan avait une excellente maîtrise de cette technique de méditation, du moins selon la propagande officielle de Dhammakaya.
Fondé avec « 3 200 bahts (80 euros) sur 32 hectares donnés par une fidèle », le temple, dopé par des donations financières croissantes, acquit progressivement une importante quantité de terrains et est devenu aujourd’hui un vaste parc bouddhique avec son centre de relations publiques, ses services financiers et ses nombreux bâtiments religieux. Outre l’immense salle de prières, le temple possède aussi une école pour les novices (les enfants-bonzes).
Controverses et modernisme
Les controverses ont commencé à apparaître au début des années 1990 du fait des méthodes peu orthodoxes utilisées par le temple pour lever des donations. Wat Dhammakaya (wat signifie « temple » en thaï) utilise un système de marketing à plusieurs niveaux du type Amway – donner des « bonus » aux fidèles en fonction du nombre d’autres adeptes qu’ils peuvent amener au temple – et déploie une campagne agressive pour obtenir des donations, mettant en avant le fait que donner de l’argent au temple permet aux fidèles de gagner une place dans le paradis bouddhique – une thématique utilisée par presque tous les temples bouddhiques de Thaïlande, mais que Dhammakaya déploie à une échelle très supérieure.
Dans le même temps, toutefois, le temple Dhammakaya s’est distingué par sa faculté à s’adapter à la modernité. Les chiens abandonnés – une vision commune dans les temples des campagnes – n’étaient pas admis dans l’enceinte du temple. Lors de notre première visite au temple en 1993, nous avons constaté que des jeunes moines, tous titulaires au moins d’une licence, travaillaient quotidiennement à inscrire sur des CD-Rom les 56 volumes du Tipitaka – le livre sacré du bouddhisme Theravada – en collaboration avec la Pali Text Society, basée à Londres.
Scandales immobiliers, financiers et doctrinaux
En 1995, une première vague de scandales liés à des donations de terrains par des fidèles frappa le temple et fit la Une des journaux thaïlandais durant des mois. Mais c’est en 1999 que les choses s’envenimèrent véritablement, quand le Patriarche suprême (le leader de la hiérarchie bouddhique thaïlandaise), Somdet Phra Nyanasamvara, écrivit une lettre donnant instruction au Conseil suprême de la Sangha – composé d’une vingtaine de moines de haut rang et présidé par le Patriarche suprême – d’expulser de la communauté monastique Phra Dhammachayo. Le Patriarche suprême avançait deux raisons à cela. Il accusait d’abord l’abbé du temple Dhammakaya de « déformer les enseignements du Bouddha, ce qui créait des conflits au sein de la communauté monastique ». Deuxièmement, il accusait le moine de détenir en son nom personnel 240 hectares de terrain donné au temple par des fidèles et de refuser de transférer ces terrains au temple lui-même en tant qu’entité juridique – une infraction grave à la discipline bouddhique ou vinaya, car un moine n’est pas supposé détenir directement des biens autre que son habillement, son bol à aumônes et une ombrelle.
Les membres du Conseil suprême, fortement sous l’influence du temple Dhammakaya à cause des importantes contributions financières reçues de sa part, ne suivirent pas l’instruction du Patriarche suprême. Selon certains, cette attitude pourrait aussi avoir été causée par le mode de fonctionnement du Conseil, avec des réunions périodiques mais pas de cadre précis pour appliquer les décisions prises. Toutefois, peu après que le Patriarche suprême eut donné l’instruction d’expulsion par lettre, deux laïcs intentèrent un procès pénal contre Phra Dhammachayo concernant la possession des terrains. Les deux plaignants retirèrent toutefois leur recours au début des années 2000 et le procureur général décida d’annuler la procédure en 2006 – une décision que les ennemis du temple Dhammakaya attribuèrent aux pressions du Premier ministre de l’époque, Thaksin Shinawatra.
Nouvelle campagne anti-Dhammakaya après le coup de 2014
Après le coup d’Etat du 22 mai 2014 qui vit les militaires renverser le gouvernement élu de Yingluck Shinawatra, sœur cadette de Thaksin, et mettre en place une junte pour diriger le pays – le Conseil National pour la Paix et l’Ordre ou NCPO) –, les ennemis du temple Dhammakaya ravivèrent les accusations initialement lancées par le Patriarche suprême. Beaucoup de ces accusateurs étaient du côté des Chemises jaunes – les partisans de l’establishment conservateur appuyé par les militaires, la bureaucratie et le Palais royal. Leur leader était Paiboon Nititawan, un membre du Conseil National de Réforme, une assemblée entièrement nommé par la junte après le putsch et dont la mission était de définir les lignes directrices des réformes politiques. Paiboon était notamment le président du Comité sur la religion au sein du Conseil. Durant les manifestations à Bangkok entre novembre 2013 et le coup de mai 2014 du Comité pour une Réforme Démocratique et Populaire (PDRC, un avatar du mouvement des Chemises jaunes), Paiboon avait pris à plusieurs reprises la parole sur l’estrade du mouvement aux côtés de l’ex-parlementaire du Parti Démocrate Suthep Thaugsuban, le leader du PDRC.
Le second personnage derrière la résurrection de la campagne d’accusations contre le temple Dhammakaya est le « moine militant » Phra Buddha Isara, lui aussi un leader lors des manifestations du PDRC. Buddha Isara et Paiboon travaillent en étroite coopération. Buddha Isara s’investit dans la partie la plus visible de la campagne, allant voir dans son temple de Pak Naam Pasi Charoen, Somdet Chuang – le Patriarche suprême par intérim, fortement lié au temple Dhammakaya –, portant des lettres au bureau du procureur général, à la police et même au chef de la junte et Premier ministre, le général Prayuth Chan-ocha. Buddha Isara a multiplié les « marches » et les manifestations contre le temple Dhammakaya, souvent entouré d’une centaine d’accompagnateurs à la mine patibulaire. Comment ces manifestations peuvent-elles se dérouler malgré l’interdiction de rassemblement de plus de cinq personnes édictée par la junte reste un mystère.
Le temple Dhammakaya s’est avéré toutefois est un gros morceau à avaler. La junte semble mal à l’aise devant la montée des tensions, apparemment parce que la procédure juridique contre Phra Dhammachayo a été close une fois pour toutes par le procureur général, mais aussi (et surtout) car s’en prendre frontalement au temple Dhammakaya risquerait de provoquer un conflit d’envergure entre les partisans et les détracteurs du temple. En mars 2015, Prayuth a reculé et le Comité sur la religion présidé par Paiboon Nititawan a été dissous.
Mise en cause du Patriarche suprême par intérim
Phra Buddha Isara s’est montré toutefois tenace et a notamment demandé en 2015 au Département des Enquêtes Spéciales (Department of Special Investigation - DSI) – une agence de la police royale chargée des « cas sensibles » – de vérifier la légalité des biens de tous les membres du Conseil suprême du Sangha, et donc notamment ceux de Somdet Chuang, Patriarche suprême par intérim depuis le décès du titulaire du poste en décembre 2013 et nominé par le Conseil pour devenir le nouveau Patriarche suprême – Somdet Chuang a été le mentor de Phra Dhammachayo lorsque celui-ci est devenu bonze en 1969 et les deux moines sont restés très proches depuis. Le DSI a obtempéré et a commencé à examiner le statut fiscal d’une Mercedes Benz de collection donné par un fidèle à Somdet Chuang.
L’enquête a révélé que ce modèle vintage très coûteux n’avait pas été assemblé localement comme indiqué sur les papiers de propriété au nom de Somdet Chuang, mais importé totalement assemblé ce qui entraîne le paiement de taxes plus élevées. Durant des mois, la saga a occupé la Une des journaux et, en février 2016, Somdet Chuang a finalement donné la voiture aux autorités mettant un terme à toute possibilité de procès pour évasion fiscale contre lui. La réputation du moine avait toutefois été entachée, et la controverse était un bon prétexte pour bloquer sa nomination comme Patriarche suprême (nomination qui doit être faite, au final, par le roi Bhumibol Adulyadej, sur proposition du Premier ministre).
Mais la cible véritable de la campagne n’était pas Somdet Chuang lui-même, mais le temple Dhammakaya. L’opposition à la nomination de Somdet Chuang comme Patriarche suprême n’était pas essentiellement, du point de vue des troupes de Paiboon et de Buddha Isara, motivée par une possible fraude fiscale – bien que cela soit une sérieuse infraction à la discipline monastique –, mais parce l’arrivée de Somdet Chuang à la tête de la communauté monastique permettrait, selon eux, au temple Dhammakaya de « prendre le contrôle du Bouddhisme thaïlandais ».
D’après l’observation par Eglises d’Asie de cérémonies au temple Dhammakaya lors desquelles étaient présents de nombreux membres du Conseil suprême du Sangha, le degré d’influence du temple sur le Conseil est clair. Ces moines de haut rang sont traités royalement lors de ces cérémonies: ils sont amenés au temple dans des camionnettes de luxe, s’assoient sur une estrade dominant des milliers de moines et des dizaines de milliers de fidèles laïques, et reçoivent de nombreuses donations. Dans une société où le clientélisme et le système de patronage sont la base des relations, y compris dans les cercles monastiques, l’influence à travers le pays du temple Dhammakaya et de Phra Dhammachayo est prépondérante.
Haro sur Dhammachayo
Après la clôture de la controverse concernant la Mercedes du Patriarche suprême par intérim, les feux de la critique se sont concentrés sur Phra Dhammachayo. Phra Buddha Isara, Paiboon Nititawan, et dans leur foulée le Département des Enquêtes Spéciales, ont ravivé en avril 2016 les accusations de malversations financières dans le cadre d’un énorme scandale financier qui a vu une coopérative de fonds de pension, Klongchan Credit Union, s’effondrer en 2015 après que le directeur eut détourné des centaines de millions d’euros de la firme. Phra Dhammachayo et des fondations du temple Dhammakaya ont eux-mêmes touché environ 30 millions d’euros par chèques de cet argent détourné.
Entre avril et juin 2016, un chassé-croisé s’est déroulé entre les policiers du DSI, cherchant à arrêter Phra Dhammachayo, retranché dans le temple et, assure son entourage, atteint d’une thrombose qui le rend presque incapable de se déplacer, et les moines soutenus par les dizaines de milliers de fidèles du temple. Ce chassé-croisé a culminé le 16 juin, lorsque les policiers du DSI ont tenté de lancer une opération sur le temple pour arrêter son abbé, mais ont dû battre en retraite, bloqués par des rangées de barbelés et plusieurs milliers de fidèles méditant. Visiblement, le DSI avait reçu pour consigne de ne pas utiliser la violence, car une étincelle aurait pu déclencher un conflit de grande échelle, les fidèles de Dhammakaya se comptant aux alentours de deux à trois millions dans le pays, beaucoup étant prêts à « payer de leur personne » pour défendre le temple.
Fin juin, la saga se poursuivait, le DSI annonçant une nouvelle opération commando sur le temple à la mi-juillet. Il est notable que durant toute la durée de cette saga, le chef de la junte Prayuth Chan-ocha a déclaré ne pas vouloir interférer dans la controverse, et vouloir laisser « la justice suivre son cours ». Selon des sources bien informées, Prayuth, ne voulant pas apparaître publiquement comme opposé au temple Dhammakaya, a délégué la tâche de neutraliser le temple et son abbé au ministre de la Justice, le général Paiboon Koomchaya.
Un conflit essentiellement politique
Pourquoi les Thaïlandais s’inquiéteraient-ils de ce qu’un temple bien géré, moderne et dynamique croît en influence et adopte un rôle-leader au sein d’une communauté monastique fossilisée et déphasée du monde moderne ? Le premier élément de réponse est le lien entre le temple Dhammakaya et Thaksin Shinawatra. Il y a de nombreuses allégations dans les médias et dans les points de vue d’analystes sur le fait que le temple Dhammakaya est « le temple des Chemises rouges » – les Chemises rouges étant les partisans du clan politique Shinawatra et promoteurs d’un changement social pour établir une société plus égalitaire. L’intellectuel bouddhiste Sulak Sivaraksa affirme que durant les manifestations de 2009-2010, « les Chemises rouges battaient retraite dans le temple Dhammakaya pour se protéger » (1).
Phra Buddha Isara affirme avec force que le retrait en 2006 de la procédure légale contre Phra Dhammachayo (pour le cas des donations de terrains) a été fait à la demande et sur l’ordre de Thaksin (2). « Thaksin a demandé au procureur général d’arrêter la procédure au nom de la réconciliation », dit le moine. Un fait intéressant qui pourrait attester de la proximité entre le clan Shinawatra et le temple Dhammakaya est le fait que Phra Dhammachayo a reçu une position importante au sein de l’administration hiérarchique du Sangha et été promu comme « Phra Phromayantera » en décembre 2011 quand le pays était dirigé par le Premier ministre Yingluck Shinawatra, sœur de Thaksin. Autre élément: en février 2016, Weng Tojirakarn, un médecin qui est l’un des leaders des Chemises rouges, a défendu publiquement le temple Dhammakaya, disant que la décision du Conseil suprême du Sangha de nominer Somdet Chuang comme nouveau Patriarche suprême le 5 janvier devait être respectée.
En tous les cas, il est possible d’avancer l’idée selon laquelle le temple Dhammakaya a fait dans le domaine religieux ce que Thaksin a fait dans le domaine politique: adopter une approche dynamique pour moderniser un cadre dépassé et mettre en place un nouveau cadre plus adapté aux attentes des Thaïlandais du XXIe siècle. Et le temple Dhammakaya comme Thaksin se sont heurtés à la résistance des mêmes groupes défendant leurs intérêts acquis – avant tout, bureaucrates et militaires – parce que Thaksin comme Dhammakaya menaçaient un confortable statu quo.
Cette idée doit toutefois être relativisée, car le temple Dhammakaya semble se servir de n’importe quel outil utile pour atteindre son objectif de domination, que ces outils soient archaïques ou modernes. Ainsi, le temple Dhammakaya a habilement utilisé la structure fossilisée du Sangha pour son propre bénéfice et, dans le même temps, a utilisé des techniques modernes de marketing et des moyens de communication moderne – comme la chaîne câblée DMC TV qui diffuse des programmes visant différentes niches de spectateurs – afin d’attirer donations et fidèles. « Tout ce qui est utilisable, les gens du temple Dhammakaya s’en emparent pour promouvoir leur ego, qu’il s’agisse de la structure du Sangha ou des méthodes capitalistes modernes », indique l’expert du bouddhisme Vichak Panich (3).
En tous les cas, il est clair que les Chemises jaunes considèrent depuis 2014 que le sabotage de la nomination de Somdet Chuang équivaut à la défaite du temple Dhammakaya, et que cette défaite signifie le renversement définitif du clan politique Shinawatra. Comme le dit le moine Phra Paisal Visalo: « Il n’y a plus de questions morales en Thaïlande, mais seulement des questions politiques. Dans tous les domaines, y compris dans le domaine religieux, ce n’est plus la question de savoir si l’on sert la justice morale, mais plutôt la question de savoir à quel camp appartient cette personne-ci ou cette personne-là » (4).
Notes
Arnaud Dubus est journaliste, basé en Thaïlande depuis 1989. Il collabore notamment à Radio France Internationale, aux quotidiens Libération et Le Temps ainsi qu’à TV 5. Parlant couramment le thaï, il est devenu l’un des meilleurs spécialistes francophones de l’histoire, la culture et la religion majoritaire de son pays d’adoption. Chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont les deux derniers sont un guide, Thaïlande: Histoire, Société, Culture (éditions La Découverte) et un livre de voyage thématique intitulé Thaïlande (en collaboration avec le photographe Nicolas Cornet, éditions du Chêne). Il a rédigé de nombreux Dossiers pour Eglises d’Asie, dont « Bouddhisme et politique en Thaïlande ».
(1) Entretien avec Sulak Sivaraksa, avril 2015.
(2) Entretien avec Phra Buddha Isara, mars 2016.
(3) Entretien avec Vichak Panich, février 2016.
(4) Entretien avec Phra Paisal Visalo, avril 2016.
(Source: Eglises d'Asie, le 22 juin 2016)