09/12/2015 -Ces derniers mois, le Japon s’est interrogé sur le rôle qu’il devait jouer dans le monde : devait-il rester un modèle de pacifisme ou se donner les moyens d’intervenir militairement si des pays alliés étaient menacés ? Les évêques catholiques du Japon ont depuis longtemps prôné la première solution. Les fidèles, à l’image de la société japonaise, sont plus divisés.
Le Japon célèbre cette année 2015 le 70e anniversaire de la fin de la guerre. Guerre de libération des peuples asiatiques colonisés par l’Occident dans les intentions de ses responsables, devenue vite l’instrument inavoué des rêves de l’hégémonie japonaise sur le continent asiatique, elle n’est plus, pour une grande majorité de la population d’aujourd’hui, qu’une guerre perdue, une guerre honteuse, odieuse et folle que la population civile a payée très cher (Hiroshima, Nagasaki, Okinawa) et pour laquelle toute une jeune génération, trompée par les militaires, a été sacrifiée sans pitié à leur démence.
Le mois d’août est chaque année l’occasion de rappeler les horreurs de cette guerre, puisqu’il est le mois de la destruction par la bombe atomique d’Hiroshima et de Nagasaki et de la reddition du Japon. Mais cette année, à cette commémoration de la fin de la guerre, est venue s’ajouter une autre commémoration, celle de l’engagement du peuple japonais, par l’Article 9 de sa Constitution, de ne plus recourir à la guerre pour régler les conflits. Or, le parti libéral démocrate, en soumettant une série de projets de loi sur la sécurité au Parlement, remet en cause une interprétation communément admise jusqu’à ces jours de cet article. Il s’agit d’étendre le droit à l’auto-défense au-delà des frontières du Japon. Dans l’idée de ses promoteurs, le Japon, de pair avec les Etats-Unis, prendrait une part plus active au maintien de la sécurité mondiale, et à l’occasion pourrait être amené à s’engager dans un conflit armé si ses intérêts et sa sécurité se trouvaient menacés. Mais pour cela il faut une nouvelle interprétation et une nouvelle vision de l’auto-défense. Qui sera désigné comme véritable ennemi ? Quand et comment les intérêts du Japon seront-ils menacés ? Qui en jugera ? Le cœur du débat est là.
Ce débat mobilise un large éventail de la population. Les lycéens et les étudiants ont leur mot à dire, la jeune génération des mères de famille prend la parole, l’opinion des intellectuels et des vedettes du spectacle est sollicitée, les religions forment un front uni, bon nombre de juristes signalent le caractère non constitutionnel du projet. L’opposition au projet, partagée par une majorité de la population et dépassant les clivages politiques habituels, peut amener le parti libéral démocrate à faire des concessions sinon à retirer son projet de loi.
Pour éclairer ce débat, nous vous proposons trois points de vue : celui de l’évêque catholique de Nagoya, Mgr Matsuura, et celui d’un prêtre de Tokyo, le P. Okura, qui donnent une idée de la position de la hiérarchie catholique et des ecclésiastiques japonais en général ; et le texte d’un laïc catholique, M. Honda, qui reflète une tendance parmi les laïcs à se démarquer de la position officielle de l’Eglise catholique sur les questions politiques, jugée généreuse certes mais utopique.
La Constitution du Japon, un socle sur lequel construire la paix par Mgr Matsuura Goro
[Mgr Matsuura Goro, né en 1952, a été nommé évêque de Nagoya au mois de mars de l’année 2015. L’article ci-dessous a été publié dans la revue catholique Catholic Seikatsu en août 2014 alors qu’il était encore évêque auxiliaire du diocèse d’Osaka.
Parmi les membres de la Conférence épiscopale du Japon, Mgr Matsuura est sans doute l’un des évêques le plus sensibles à tout ce qui touche aux questions sociales et politiques du Japon. S’exprimant haut et clair, il sait joindre l’action à la parole comme en témoigne le mouvement qu’il a lancé pour le respect de l’Article 9 de la constitution et auquel il fait allusion dans son article.
La traduction française est du P. Jean-Paul Bayzelon, MEP ; elle a été initialement publiée dans le n° 510 (novembre 2015) de la Revue MEP.]
« Peu après la guerre du Golfe, au cours d’un voyage d’études que je faisais en Jordanie, un Arabe m’a posé une question : « Pourquoi le Japon, en prenant sa part de la dépense, a-t-il collaboré à l’entreprise des Américains venus nous attaquer ? Le Japon n’a-t-il pas une Constitution pacifiste ? Pourquoi ne comprenez-vous pas que c’est en respectant cette Constitution que vous pourrez contribuer de la manière la plus efficace au maintien de l’ordre dans le monde ? » J’ai été très surpris d’entendre cet homme me parler ainsi. Je peux dire sans exagérer que cela a été pour moi un choc de constater que ce dernier, citoyen d’un pays du Moyen-Orient, connaissait la Constitution japonaise et m’invitait à comprendre que c’est précisément en la respectant que nous pouvons apporter notre pierre à la construction de l’ordre international.
Renoncer à l’Article 9 de notre Constitution, ce serait désespérer tous ceux qui, de par le monde, aspirent à la paix. Ce jour-là, j’ai réalisé qu’il fallait absolument prendre au sérieux l’invitation qui m’était faite.
L’article 9 de la Constitution et le droit à l’autodéfense collective
On dit souvent que le XXe siècle a été un siècle de tueries sans précédent qui a fait d’innombrables victimes, mais on peut dire aussi qu’il aura été un siècle où l’humanité éprouvée par les horreurs de la guerre a commencé à chercher des voies pacifiques de résolution des conflits et au cours duquel toutes sortes de traités internationaux ont été conclus.
Ainsi après la première guerre mondiale, d’abord le traité de Locarno, puis le pacte de renonciation à la guerre signé à Paris, et ensuite, après la deuxième guerre mondiale, dans le même esprit que les traités précédents, l’adoption en 1945 de la Charte de l’Organisation des Nations Unies.
Cette Charte de l’ONU considère la guerre comme un acte illicite, mais elle reconnaît qu’en cas d’agression ou d’invasion, ou encore quand la paix se trouve menacée, le recours à la lutte armée peut se justifier s’il s’agit d’assurer la défense d’un pays ou d’un ensemble de pays(ch.7, art.51), en sorte qu’il n’est pas possible de faire cesser complètement les guerres en s’en tenant au seul respect de ses dispositions.
Dans le passé, la guerre c’était souvent l’invasion du territoire de la partie adverse, mais à notre époque des guerres ont pu commencer d’abord pour défendre une idéologie ou les droits de tel ou tel pays, des guerres qu’on peut regarder comme des luttes acharnées entre systèmes de pensée. Si on parle à leur propos de légitime défense, toutes les guerres deviennent alors des guerres de légitime défense et il devient impossible d’éliminer la guerre.
Quand les hommes au pouvoir, abusant de leurs droits, se mettent à dépasser les bornes, l’opposition qu’ils provoquent devient vite un conflit où se trouvent impliqués d’autres pays. C’est un fait qu’il en a toujours et partout été ainsi. L’histoire de l’humanité montre assez la tristesse engendrée par l’engrenage des haines et des guerres fratricides qui l’ont jalonnée. Si nous désirons une paix véritable, nous n’avons pas d’autre option possible que le choix de la voie de la non-violence.
La Constitution du Japon est tout entière inspirée par ce choix. L’Article 9 incarne cette aspiration à laquelle la communauté internationale avait été incapable de donner une forme concrète : le Japon « renonce pour toujours (à la guerre) comme moyen de résoudre les conflits internationaux ».
Arguant du fait que la Constitution actuelle a été promulguée alors que, le pays étant occupé par l’armée américaine, les droits souverains des citoyens étaient limités, le Parti libéral démocrate (le Jimintô) qui est aujourd’hui au pouvoir soutient qu’elle ne reflète pas la volonté libre du peuple japonais. Il a dès son origine posé comme principe fondateur le droit de se doter librement une Constitution. Et en 2005, dans le but de faire du Japon un pays doté d’un régime réellement digne d’un pays souverain, il a publié un « Avant-projet de nouvelle Constitution » et en 2012 un nouvel « Avant-projet de révision de la Constitution ».
Le gouvernement actuel, en particulier, considère l’Article 9 comme une entrave à l’exercice du droit à l’autodéfense collective, un droit pourtant reconnu par la Charte des Nations Unies. Il multiplie les proclamations à propos des tensions en Asie extrême-orientale. Insistant sur les changements survenus dans la région et leurs conséquences pour la sécurité du Japon, il fait tout pour aviver en nous une inquiétude. Et à peine s’est-il aperçu qu’il est encore difficile de changer la Constitution elle-même, voilà qu’il propose de modifier son interprétation pour justifier une participation à la guerre.
Mais sur tout ce qui se passe en Asie, jusqu’à quel point sommes-nous capables de nous faire une opinion et de porter un jugement éclairé ? Je pense que si l’existence de notre force de défense n’a jusqu’à présent jamais constitué une menace pour l’Asie, c’est bien grâce à l’Article 9 de la Constitution qui interdit absolument l’usage de la force armée japonaise dans un pays étranger. Mais si, au nom du droit à l’autodéfense collective, le recours à la force pour venir en aide à un pays allié devient possible, alors même notre force de défense devra peut-être intervenir outremer. Et à l’avenir c’est l’existence même d’une force armée au Japon qui risque de devenir une cause de tensions en Asie.
En vertu de ce droit à l’autodéfense collective que prétend exercer le gouvernement de Abe Shinzo, si par exemple nos alliés américains sont attaqués en Irak, alors notre force de défense peut aller prendre part à la contre-attaque. Ainsi s’ouvrirait pour le Japon la possibilité d’outrepasser le droit qu’il a de se défendre pour prendre part aux combats de l’armée américaine.
Un objectif et un bel idéal à atteindre
Vous est-il arrivé de lire le préambule de la Constitution japonaise ? J’ai moi-même eu l’occasion dans le passé d’entendre proclamer cette introduction à la fin d’une rencontre. J’ai été impressionné par la beauté du style, dont la noblesse tranche avec la banalité de la prose de l’avant-projet de nouvelle Constitution. Ainsi, dès les premiers mots, c’est « le peuple japonais » qui est le sujet de l’action. L’énoncé qui suit, c’est : « promulgue cette Constitution ». Autrement dit, la Constitution japonaise spécifie que, pour éviter qu’un gouvernement entreprenne une nouvelle guerre, c’est le peuple qui, en vertu de la liberté qu’elle lui garantit, promulgue les dispositions qu’elle contient.
La présente Constitution, conformément à l’esprit et aux principes du droit constitutionnel moderne, reconnait au peuple un droit souverain. Tout en donnant aux gouvernants les pouvoirs nécessaires pour exercer leurs fonctions, elle stipule que la volonté du peuple peut mettre un terme à ces pouvoirs quand ils en abusent.
L’introduction à l’avant-projet de révision de la Constitution proposé par le parti libéral démocrate parle bien du Japon ou encore de « notre pays » comme d’un acteur responsable mais, quand « le peuple japonais » devient sujet de la phrase, l’énoncé qui suit ne parle plus que de « défendre le pays et son territoire » ou de « constituer la nation » en pratiquant l’entraide entre les familles et l’ensemble de la société dans le respect des droits fondamentaux de chacun. Et ainsi le rapport du peuple avec le pays se trouve subtilement modifié.
Le préambule de la présente Constitution précise clairement que la Constitution japonaise, conformément aux principes de droit ayant une portée universelle, « ne doit pas se limiter à la défense des intérêts du Japon au point d’ignorer les autres pays ». Partout dans le monde, les hommes ont droit à vivre dans la paix, libérés de ces fléaux que sont la tyrannie, l’esclavage, l’oppression et les préjugés, et c’est pourquoi le Japon proclame sa résolution de servir la cause de la paix sans avoir d’armée.
Mais voilà que le projet de révision parle, lui, du devoir de « défendre ce beau pays et son environnement naturel », de le « faire grandir » et de « transmettre à nos descendants nos belles traditions afin de le faire vivre à jamais », spécifiant que c’est pour cela que le peuple promulgue la Constitution. Que devient alors la réalisation du bel idéal qu’est la coexistence pacifique des hommes du monde entier ?
Certains se demanderont peut-être pourquoi les représentants des religions donnent leur avis sur la question de la Constitution, mais, quand on a compris ce qu’entendent signifier le préambule et l’Article 9, il devient évident, me semble-t-il, que l’idéal qui inspire la Constitution japonaise et sa signification sont proches de l’esprit de l’Evangile. La dignité de l’homme et le caractère universel de cette dignité ne dépendent pas du bon vouloir de la société, mais cette dignité lui appartient dès l’instant même où il commence à vivre. C’est là une vérité qui, pour les hommes de religion, est en lien avec l’essence même de leurs croyances respectives. Il est peut-être étrange de parler de la Constitution comme si elle avait une personnalité, mais, pour ma part, j’ai l’impression qu’en elle c’est « un vouloir » qui s’exprime. Quand cette Constitution a été promulguée, ne savait-elle pas déjà qu’un jour les hommes trouveraient peut-être toutes sortes de prétextes pour entreprendre de la modifier ? Ce jour est venu ; le « vouloir » de la Constitution ne continue-t-il pas à nous interpeller, invitant le peuple japonais à faire usage de la liberté et du droit qu’elle lui garantit pour garder toujours sans faillir le bel idéal qu’elle propose ?
Article 12 : « Le peuple japonais s’efforcera sans cesse (…) ». J’ai l’impression qu’elle nous le répète : vous avez ce droit, et qu’elle nous adresse un message : « Ce droit est imprescriptible. »
Le préambule se termine ainsi : « L’objectif étant ainsi fixé, le peuple japonais s’engage, pour l’honneur du pays, à mettre toutes ses forces au service de la réalisation de ce noble idéal (de paix) ». Ce n’est pas « le Japon » mais chacun d’entre nous, membres de ce peuple, qui prend cet « engagement ». La question se pose alors : à qui faisons-nous cette promesse ? Je crois que c’est d’abord à toutes les victimes des guerres du passé, et aussi en particulier à tous les habitants des pays d’Asie, à qui nous devons promettre de ne plus jamais faire la guerre. C’est ainsi que nous pourrons vraiment réparer les fautes commises. Nous devons penser ensuite à tous ceux qui dans le monde ont aujourd’hui à souffrir de la guerre, à ceux qui souhaitent renoncer à l’usage de la force armée et voir leur pays adopter une Constitution semblable à la Constitution japonaise, à tous les hommes qui aujourd’hui aspirent à la paix. Pensons enfin aux hommes des générations futures, à nos enfants et à nos petits-enfants. Pour le bien de l’humanité à venir, promettons de ne jamais renoncer à notre trésor et de continuer nos efforts pour mettre en pratique notre idéal.
Elevons la voix !
La Constitution japonaise n’est plus la propriété du seul Japon. Je crois que nous avons le devoir de faire connaitre aux autres l’esprit qui l’anime et en particulier l’Article 9, pour que partout dans le monde les hommes puissent s’en inspirer. Chose étonnante, de cet Article 9 rayonne une énergie dont le champ d’action n’a pas de frontières. Quelles que soient les différences d’opinion ou de religion, la force intérieure qui fait aspirer à la paix relie les hommes entre eux. Un mouvement s’est mis en route qui permet à tous et même à ceux qui jusqu’alors ne pouvaient pas se donner la main de s’unir sous la bannière de « l’Article 9 de la Constitution ».
C’est en 2002 que j’ai lancé le mouvement Association Peace 9, association de citoyens décidés à manifester leur opposition quand le projet de modification de la Constitution sera soumis au vote de la population. A la base, des groupes de trois personnes chacun. Quand le nombre des membres d’un groupe augmente jusqu’à six, il doit se scinder. Si l’association grandit et s’organise, ses membres risquent de se contenter d’y appartenir et d’avoir peu d’occasions de prendre des initiatives à titre individuel. Quand trois personnes sont d’accord pour former un groupe, elles s’inscrivent au bureau de l’association, qui se trouve au siège de la Commission épiscopale ‘Justice et Paix’, mais l’inscription ne signifie pas qu’on tombe sous la coupe de ce bureau. On doit considérer ce dernier plutôt comme un relais permettant de prendre des contacts. Un groupe qui prépare un colloque cherche-t-il un avocat membre de l’Association Peace 9 ?, il s’adresse au bureau et celui-ci lance un appel qui en un clin d’œil peut atteindre plus de cent autres groupes dans le voisinage. Actuellement, il y a plus de mille groupes dans tout le pays. Je crois que jusqu’ici, face à des problèmes de ce genre, la société japonaise est resté trop souvent silencieuse, incapable d’agir. Mais aujourd’hui, si nous n’élevons pas la voix, la politique de notre pays risque de changer complètement d’orientation sans que nous nous en apercevions.
Abusés par des discours faisant appel à l’imagination, nous ne devons pas abandonner les convictions que nous avons gardées jusqu’ici. Nous ne devons pas renoncer à cette image que nous avons su donner de nous-mêmes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, l’image d’un peuple qui ne fait pas la guerre. Notre ennemi le plus dangereux, ce sont nos hésitations. La démocratie n’est pas seulement un système où les décisions sont prises à la majorité. C’est le pouvoir de chacun des individus qui lui permet de fonctionner. C’est pourquoi, même si je suis seul à le faire, je fais entendre ma voix. Même si je suis seul à le faire, je résiste. Et ainsi la rencontre des convictions des uns et des autres arrive à constituer une grande force.
Aujourd’hui, il est encore temps puisque l’Article 9 de la Constitution est toujours en vigueur, précieux trésor pour la cause de la paix dans le monde. Alors que la communauté internationale, si c’est pour « lutter contre le terrorisme », est en train de reconnaitre l’usage de la force armée et la guerre comme des moyens d’action normaux, réfléchissons ensemble à ce que nous pouvons faire et agissons pour construire la paix véritable sans laquelle les hommes ne peuvent être heureux. » (eda/ra)
(Source: Eglises d'Asie, le 9 décembre 2015)
Le Japon célèbre cette année 2015 le 70e anniversaire de la fin de la guerre. Guerre de libération des peuples asiatiques colonisés par l’Occident dans les intentions de ses responsables, devenue vite l’instrument inavoué des rêves de l’hégémonie japonaise sur le continent asiatique, elle n’est plus, pour une grande majorité de la population d’aujourd’hui, qu’une guerre perdue, une guerre honteuse, odieuse et folle que la population civile a payée très cher (Hiroshima, Nagasaki, Okinawa) et pour laquelle toute une jeune génération, trompée par les militaires, a été sacrifiée sans pitié à leur démence.
Le mois d’août est chaque année l’occasion de rappeler les horreurs de cette guerre, puisqu’il est le mois de la destruction par la bombe atomique d’Hiroshima et de Nagasaki et de la reddition du Japon. Mais cette année, à cette commémoration de la fin de la guerre, est venue s’ajouter une autre commémoration, celle de l’engagement du peuple japonais, par l’Article 9 de sa Constitution, de ne plus recourir à la guerre pour régler les conflits. Or, le parti libéral démocrate, en soumettant une série de projets de loi sur la sécurité au Parlement, remet en cause une interprétation communément admise jusqu’à ces jours de cet article. Il s’agit d’étendre le droit à l’auto-défense au-delà des frontières du Japon. Dans l’idée de ses promoteurs, le Japon, de pair avec les Etats-Unis, prendrait une part plus active au maintien de la sécurité mondiale, et à l’occasion pourrait être amené à s’engager dans un conflit armé si ses intérêts et sa sécurité se trouvaient menacés. Mais pour cela il faut une nouvelle interprétation et une nouvelle vision de l’auto-défense. Qui sera désigné comme véritable ennemi ? Quand et comment les intérêts du Japon seront-ils menacés ? Qui en jugera ? Le cœur du débat est là.
Ce débat mobilise un large éventail de la population. Les lycéens et les étudiants ont leur mot à dire, la jeune génération des mères de famille prend la parole, l’opinion des intellectuels et des vedettes du spectacle est sollicitée, les religions forment un front uni, bon nombre de juristes signalent le caractère non constitutionnel du projet. L’opposition au projet, partagée par une majorité de la population et dépassant les clivages politiques habituels, peut amener le parti libéral démocrate à faire des concessions sinon à retirer son projet de loi.
Pour éclairer ce débat, nous vous proposons trois points de vue : celui de l’évêque catholique de Nagoya, Mgr Matsuura, et celui d’un prêtre de Tokyo, le P. Okura, qui donnent une idée de la position de la hiérarchie catholique et des ecclésiastiques japonais en général ; et le texte d’un laïc catholique, M. Honda, qui reflète une tendance parmi les laïcs à se démarquer de la position officielle de l’Eglise catholique sur les questions politiques, jugée généreuse certes mais utopique.
La Constitution du Japon, un socle sur lequel construire la paix par Mgr Matsuura Goro
[Mgr Matsuura Goro, né en 1952, a été nommé évêque de Nagoya au mois de mars de l’année 2015. L’article ci-dessous a été publié dans la revue catholique Catholic Seikatsu en août 2014 alors qu’il était encore évêque auxiliaire du diocèse d’Osaka.
Parmi les membres de la Conférence épiscopale du Japon, Mgr Matsuura est sans doute l’un des évêques le plus sensibles à tout ce qui touche aux questions sociales et politiques du Japon. S’exprimant haut et clair, il sait joindre l’action à la parole comme en témoigne le mouvement qu’il a lancé pour le respect de l’Article 9 de la constitution et auquel il fait allusion dans son article.
La traduction française est du P. Jean-Paul Bayzelon, MEP ; elle a été initialement publiée dans le n° 510 (novembre 2015) de la Revue MEP.]
« Peu après la guerre du Golfe, au cours d’un voyage d’études que je faisais en Jordanie, un Arabe m’a posé une question : « Pourquoi le Japon, en prenant sa part de la dépense, a-t-il collaboré à l’entreprise des Américains venus nous attaquer ? Le Japon n’a-t-il pas une Constitution pacifiste ? Pourquoi ne comprenez-vous pas que c’est en respectant cette Constitution que vous pourrez contribuer de la manière la plus efficace au maintien de l’ordre dans le monde ? » J’ai été très surpris d’entendre cet homme me parler ainsi. Je peux dire sans exagérer que cela a été pour moi un choc de constater que ce dernier, citoyen d’un pays du Moyen-Orient, connaissait la Constitution japonaise et m’invitait à comprendre que c’est précisément en la respectant que nous pouvons apporter notre pierre à la construction de l’ordre international.
Renoncer à l’Article 9 de notre Constitution, ce serait désespérer tous ceux qui, de par le monde, aspirent à la paix. Ce jour-là, j’ai réalisé qu’il fallait absolument prendre au sérieux l’invitation qui m’était faite.
L’article 9 de la Constitution et le droit à l’autodéfense collective
On dit souvent que le XXe siècle a été un siècle de tueries sans précédent qui a fait d’innombrables victimes, mais on peut dire aussi qu’il aura été un siècle où l’humanité éprouvée par les horreurs de la guerre a commencé à chercher des voies pacifiques de résolution des conflits et au cours duquel toutes sortes de traités internationaux ont été conclus.
Ainsi après la première guerre mondiale, d’abord le traité de Locarno, puis le pacte de renonciation à la guerre signé à Paris, et ensuite, après la deuxième guerre mondiale, dans le même esprit que les traités précédents, l’adoption en 1945 de la Charte de l’Organisation des Nations Unies.
Cette Charte de l’ONU considère la guerre comme un acte illicite, mais elle reconnaît qu’en cas d’agression ou d’invasion, ou encore quand la paix se trouve menacée, le recours à la lutte armée peut se justifier s’il s’agit d’assurer la défense d’un pays ou d’un ensemble de pays(ch.7, art.51), en sorte qu’il n’est pas possible de faire cesser complètement les guerres en s’en tenant au seul respect de ses dispositions.
Dans le passé, la guerre c’était souvent l’invasion du territoire de la partie adverse, mais à notre époque des guerres ont pu commencer d’abord pour défendre une idéologie ou les droits de tel ou tel pays, des guerres qu’on peut regarder comme des luttes acharnées entre systèmes de pensée. Si on parle à leur propos de légitime défense, toutes les guerres deviennent alors des guerres de légitime défense et il devient impossible d’éliminer la guerre.
Quand les hommes au pouvoir, abusant de leurs droits, se mettent à dépasser les bornes, l’opposition qu’ils provoquent devient vite un conflit où se trouvent impliqués d’autres pays. C’est un fait qu’il en a toujours et partout été ainsi. L’histoire de l’humanité montre assez la tristesse engendrée par l’engrenage des haines et des guerres fratricides qui l’ont jalonnée. Si nous désirons une paix véritable, nous n’avons pas d’autre option possible que le choix de la voie de la non-violence.
La Constitution du Japon est tout entière inspirée par ce choix. L’Article 9 incarne cette aspiration à laquelle la communauté internationale avait été incapable de donner une forme concrète : le Japon « renonce pour toujours (à la guerre) comme moyen de résoudre les conflits internationaux ».
Arguant du fait que la Constitution actuelle a été promulguée alors que, le pays étant occupé par l’armée américaine, les droits souverains des citoyens étaient limités, le Parti libéral démocrate (le Jimintô) qui est aujourd’hui au pouvoir soutient qu’elle ne reflète pas la volonté libre du peuple japonais. Il a dès son origine posé comme principe fondateur le droit de se doter librement une Constitution. Et en 2005, dans le but de faire du Japon un pays doté d’un régime réellement digne d’un pays souverain, il a publié un « Avant-projet de nouvelle Constitution » et en 2012 un nouvel « Avant-projet de révision de la Constitution ».
Le gouvernement actuel, en particulier, considère l’Article 9 comme une entrave à l’exercice du droit à l’autodéfense collective, un droit pourtant reconnu par la Charte des Nations Unies. Il multiplie les proclamations à propos des tensions en Asie extrême-orientale. Insistant sur les changements survenus dans la région et leurs conséquences pour la sécurité du Japon, il fait tout pour aviver en nous une inquiétude. Et à peine s’est-il aperçu qu’il est encore difficile de changer la Constitution elle-même, voilà qu’il propose de modifier son interprétation pour justifier une participation à la guerre.
Mais sur tout ce qui se passe en Asie, jusqu’à quel point sommes-nous capables de nous faire une opinion et de porter un jugement éclairé ? Je pense que si l’existence de notre force de défense n’a jusqu’à présent jamais constitué une menace pour l’Asie, c’est bien grâce à l’Article 9 de la Constitution qui interdit absolument l’usage de la force armée japonaise dans un pays étranger. Mais si, au nom du droit à l’autodéfense collective, le recours à la force pour venir en aide à un pays allié devient possible, alors même notre force de défense devra peut-être intervenir outremer. Et à l’avenir c’est l’existence même d’une force armée au Japon qui risque de devenir une cause de tensions en Asie.
En vertu de ce droit à l’autodéfense collective que prétend exercer le gouvernement de Abe Shinzo, si par exemple nos alliés américains sont attaqués en Irak, alors notre force de défense peut aller prendre part à la contre-attaque. Ainsi s’ouvrirait pour le Japon la possibilité d’outrepasser le droit qu’il a de se défendre pour prendre part aux combats de l’armée américaine.
Un objectif et un bel idéal à atteindre
Vous est-il arrivé de lire le préambule de la Constitution japonaise ? J’ai moi-même eu l’occasion dans le passé d’entendre proclamer cette introduction à la fin d’une rencontre. J’ai été impressionné par la beauté du style, dont la noblesse tranche avec la banalité de la prose de l’avant-projet de nouvelle Constitution. Ainsi, dès les premiers mots, c’est « le peuple japonais » qui est le sujet de l’action. L’énoncé qui suit, c’est : « promulgue cette Constitution ». Autrement dit, la Constitution japonaise spécifie que, pour éviter qu’un gouvernement entreprenne une nouvelle guerre, c’est le peuple qui, en vertu de la liberté qu’elle lui garantit, promulgue les dispositions qu’elle contient.
La présente Constitution, conformément à l’esprit et aux principes du droit constitutionnel moderne, reconnait au peuple un droit souverain. Tout en donnant aux gouvernants les pouvoirs nécessaires pour exercer leurs fonctions, elle stipule que la volonté du peuple peut mettre un terme à ces pouvoirs quand ils en abusent.
L’introduction à l’avant-projet de révision de la Constitution proposé par le parti libéral démocrate parle bien du Japon ou encore de « notre pays » comme d’un acteur responsable mais, quand « le peuple japonais » devient sujet de la phrase, l’énoncé qui suit ne parle plus que de « défendre le pays et son territoire » ou de « constituer la nation » en pratiquant l’entraide entre les familles et l’ensemble de la société dans le respect des droits fondamentaux de chacun. Et ainsi le rapport du peuple avec le pays se trouve subtilement modifié.
Le préambule de la présente Constitution précise clairement que la Constitution japonaise, conformément aux principes de droit ayant une portée universelle, « ne doit pas se limiter à la défense des intérêts du Japon au point d’ignorer les autres pays ». Partout dans le monde, les hommes ont droit à vivre dans la paix, libérés de ces fléaux que sont la tyrannie, l’esclavage, l’oppression et les préjugés, et c’est pourquoi le Japon proclame sa résolution de servir la cause de la paix sans avoir d’armée.
Mais voilà que le projet de révision parle, lui, du devoir de « défendre ce beau pays et son environnement naturel », de le « faire grandir » et de « transmettre à nos descendants nos belles traditions afin de le faire vivre à jamais », spécifiant que c’est pour cela que le peuple promulgue la Constitution. Que devient alors la réalisation du bel idéal qu’est la coexistence pacifique des hommes du monde entier ?
Certains se demanderont peut-être pourquoi les représentants des religions donnent leur avis sur la question de la Constitution, mais, quand on a compris ce qu’entendent signifier le préambule et l’Article 9, il devient évident, me semble-t-il, que l’idéal qui inspire la Constitution japonaise et sa signification sont proches de l’esprit de l’Evangile. La dignité de l’homme et le caractère universel de cette dignité ne dépendent pas du bon vouloir de la société, mais cette dignité lui appartient dès l’instant même où il commence à vivre. C’est là une vérité qui, pour les hommes de religion, est en lien avec l’essence même de leurs croyances respectives. Il est peut-être étrange de parler de la Constitution comme si elle avait une personnalité, mais, pour ma part, j’ai l’impression qu’en elle c’est « un vouloir » qui s’exprime. Quand cette Constitution a été promulguée, ne savait-elle pas déjà qu’un jour les hommes trouveraient peut-être toutes sortes de prétextes pour entreprendre de la modifier ? Ce jour est venu ; le « vouloir » de la Constitution ne continue-t-il pas à nous interpeller, invitant le peuple japonais à faire usage de la liberté et du droit qu’elle lui garantit pour garder toujours sans faillir le bel idéal qu’elle propose ?
Article 12 : « Le peuple japonais s’efforcera sans cesse (…) ». J’ai l’impression qu’elle nous le répète : vous avez ce droit, et qu’elle nous adresse un message : « Ce droit est imprescriptible. »
Le préambule se termine ainsi : « L’objectif étant ainsi fixé, le peuple japonais s’engage, pour l’honneur du pays, à mettre toutes ses forces au service de la réalisation de ce noble idéal (de paix) ». Ce n’est pas « le Japon » mais chacun d’entre nous, membres de ce peuple, qui prend cet « engagement ». La question se pose alors : à qui faisons-nous cette promesse ? Je crois que c’est d’abord à toutes les victimes des guerres du passé, et aussi en particulier à tous les habitants des pays d’Asie, à qui nous devons promettre de ne plus jamais faire la guerre. C’est ainsi que nous pourrons vraiment réparer les fautes commises. Nous devons penser ensuite à tous ceux qui dans le monde ont aujourd’hui à souffrir de la guerre, à ceux qui souhaitent renoncer à l’usage de la force armée et voir leur pays adopter une Constitution semblable à la Constitution japonaise, à tous les hommes qui aujourd’hui aspirent à la paix. Pensons enfin aux hommes des générations futures, à nos enfants et à nos petits-enfants. Pour le bien de l’humanité à venir, promettons de ne jamais renoncer à notre trésor et de continuer nos efforts pour mettre en pratique notre idéal.
Elevons la voix !
La Constitution japonaise n’est plus la propriété du seul Japon. Je crois que nous avons le devoir de faire connaitre aux autres l’esprit qui l’anime et en particulier l’Article 9, pour que partout dans le monde les hommes puissent s’en inspirer. Chose étonnante, de cet Article 9 rayonne une énergie dont le champ d’action n’a pas de frontières. Quelles que soient les différences d’opinion ou de religion, la force intérieure qui fait aspirer à la paix relie les hommes entre eux. Un mouvement s’est mis en route qui permet à tous et même à ceux qui jusqu’alors ne pouvaient pas se donner la main de s’unir sous la bannière de « l’Article 9 de la Constitution ».
C’est en 2002 que j’ai lancé le mouvement Association Peace 9, association de citoyens décidés à manifester leur opposition quand le projet de modification de la Constitution sera soumis au vote de la population. A la base, des groupes de trois personnes chacun. Quand le nombre des membres d’un groupe augmente jusqu’à six, il doit se scinder. Si l’association grandit et s’organise, ses membres risquent de se contenter d’y appartenir et d’avoir peu d’occasions de prendre des initiatives à titre individuel. Quand trois personnes sont d’accord pour former un groupe, elles s’inscrivent au bureau de l’association, qui se trouve au siège de la Commission épiscopale ‘Justice et Paix’, mais l’inscription ne signifie pas qu’on tombe sous la coupe de ce bureau. On doit considérer ce dernier plutôt comme un relais permettant de prendre des contacts. Un groupe qui prépare un colloque cherche-t-il un avocat membre de l’Association Peace 9 ?, il s’adresse au bureau et celui-ci lance un appel qui en un clin d’œil peut atteindre plus de cent autres groupes dans le voisinage. Actuellement, il y a plus de mille groupes dans tout le pays. Je crois que jusqu’ici, face à des problèmes de ce genre, la société japonaise est resté trop souvent silencieuse, incapable d’agir. Mais aujourd’hui, si nous n’élevons pas la voix, la politique de notre pays risque de changer complètement d’orientation sans que nous nous en apercevions.
Abusés par des discours faisant appel à l’imagination, nous ne devons pas abandonner les convictions que nous avons gardées jusqu’ici. Nous ne devons pas renoncer à cette image que nous avons su donner de nous-mêmes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, l’image d’un peuple qui ne fait pas la guerre. Notre ennemi le plus dangereux, ce sont nos hésitations. La démocratie n’est pas seulement un système où les décisions sont prises à la majorité. C’est le pouvoir de chacun des individus qui lui permet de fonctionner. C’est pourquoi, même si je suis seul à le faire, je fais entendre ma voix. Même si je suis seul à le faire, je résiste. Et ainsi la rencontre des convictions des uns et des autres arrive à constituer une grande force.
Aujourd’hui, il est encore temps puisque l’Article 9 de la Constitution est toujours en vigueur, précieux trésor pour la cause de la paix dans le monde. Alors que la communauté internationale, si c’est pour « lutter contre le terrorisme », est en train de reconnaitre l’usage de la force armée et la guerre comme des moyens d’action normaux, réfléchissons ensemble à ce que nous pouvons faire et agissons pour construire la paix véritable sans laquelle les hommes ne peuvent être heureux. » (eda/ra)
(Source: Eglises d'Asie, le 9 décembre 2015)